OK ! BÔMEUSE (SS1)

Le journal d’une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
21 janv. · 5 mn à lire
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Épisode 14 - Les encombrants

Petit bilan après six mois de chômage. Sans suspense, je suis devenue une pestiférée.

Samedi, milieu d'après-midi. Je comate sur mon Togo après une nuit passée à ressasser mes problèmes d'argent. Je suis cernée, affamée - ça fait trois jours que je ne me nourris que de Cruesli. Je déplie mon corps engourdi et me lève pour aller ouvrir la porte-fenêtre. Un air anormalement chaud pour un mois de janvier me saisit. J'allume une cigarette en regardant le flot de passagers descendre du bus 58. Je suis des yeux le duo mère-fille qui remonte la rue chargé d'emplettes soldées. J'attrape mon téléphone. Aucune notification, aucun appel. Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu'aujourd'hui. Après six mois de chômage, ça y est, je suis devenue une pestiférée.

Chômeuse, je suis devenue encombrante. DR.Chômeuse, je suis devenue encombrante. DR.

Mes amis, qui louaient mon courage et enviaient ma liberté, se sont éloignés sur la pointe des pieds - à part Jacinthe, qui me harcèle pour que je lui rembourse son chandelier. Mon conjoint, qui avait juré de m'aimer dans la richesse comme dans la pauvreté, s'est barré avec la moitié du mobilier. Il me trouvait trop plombante. Ma famille, effrayée de me voir lâcher un job en or, a cessé de prendre de mes nouvelles. Seule ma mère s'est fendue d'un coup de fil, le 1er janvier, pour m'engueuler. Pourquoi avoir claironné, au réveillon, que j'étais au chômage ? Tu as la carte de presse, tu es encore journaliste je te signale ! s'était-elle étranglée. Quant à mes anciens collègues, qui m'avaient promis de garder contact, ils se sont volatilisés. C'est fou quand on y pense. Pendant cinq ans, on a tout partagé : déjeuners, pauses clopes, apéros, et même un IVG. Je les voyais plus que mes potes, mon mec et mes parents réunis. On a vécu ensemble des joies immenses et des engueulades mémorables... Depuis mon pot de départ, pas un mail, rien. Récemment, j'ai appris qu'ils avaient célébré les dix ans du magazine en grande pompe sans penser à m'inviter. Je les comprends. Une chômeuse sur le gâteau, c'est tout de suite moins appétissant.

De toute façon, même si j'avais reçu le carton, je n'y serais pas allée, à leur soirée. Qu'est-ce que j'aurais bien pu leur raconter ? Que je passe mes journées à fixer un plafond qui ne m'apprend rien avant d'aller me répandre chez ma psy, la dernière personne à accepter de me fréquenter mais uniquement parce que j'allonge la monnaie ? Je les entends déjà dire que j'exagère, que je ne fais pas rien : j'ai ma chronique. Ils font bien d'aborder le sujet. Elle ne m'a rien rapporté cette chronique, à part un entretien d'embauche foireux et des demandes d'amitiés étranges sur Instagram. Non, je dois voir la réalité en face, j'ai fait une belle connerie en quittant mon taf. Ça m'apprendra à me croire au-dessus de la mêlée. J'aurais dû rester là où j'étais, bien au chaud avec mon salaire, mes bons shopping du CE et mes congés payés.

Je jette mon mégot d'une pichenette et me rassois sur mon Togo. Je vais devoir le bazarder celui-là. Mes allocations ne me permettent pas d'assumer, seule, le montant du loyer. Il va falloir que je trouve un meublé pas trop cher, quelque part, en périphérie. Chômeuse, je suis bannie. Trop encombrante pour Paris. J'attrape mon Macbook et me connecte au site de la mairie. Je renseigne mon adresse et sélectionne le premier créneau horaire disponible, 16-18 heures. Parfait. C'est comme si c'était fait. Je me lève et traîne mon gros machin sur le palier. D'un coup de pied, je le fais basculer dans l'escalier. Je l'observe dégringoler l'étage sans bruit avant de venir s'échouer aux pieds de monsieur Martins. Le concierge est en train d'astiquer le miroir de l'entrée. Il me regarde galérer pour dévisser la porte cochère sans me proposer son aide - je sais, je sais, je tarde un peu à lui filer ses étrennes. Je finis par abandonner mon sofa à la verticale contre la façade, après avoir collé le numéro d'enlèvement.

De retour à la fenêtre, j'allume une autre cigarette en fixant mon divan en contrebas. Un chihuahua lève la patte pour se soulager sur sa housse avant d'être rabroué par un violent coup de laisse. Je regarde la pauvre bête s'éloigner en couinant sous l'oeil indifférent de sa maîtresse. Je recrache mon goudron en méditant sur les violences subies par nos animaux domestiques au vu et au su de tous, sans que personne ne s'en émeuve. Assurément, le prochain tabou à dénoncer après MeToo (#Metoutou ?). C'est au tour d'une trentenaire en Stansmith de reluquer mon canapé. D'un geste, elle fait signe à son mec de se ramener. Le gars maugrée, il n'a pas l'air intéressé. J'ai beau tendre l'oreille, le bruit du trafic m'empêche de capter leur échange. Je l'imagine sans mal. - Oh Ludo, t'as vu, un Togo ! semble dire la jeune femme en l'inspectant sous toutes les coutures. - Ouais vas-y Solène, je suis claqué, on rentre... Il la tire par la manche. Mais Solène insiste : - Tu sais combien ça vaut sur Selency ?! Ludo dégaine son téléphone pour vérifier sur le site : - 2 500 euros, putain, c'est énorme ! Il commande un Uber. Pfff, ce que les gens sont prêts à faire pour vivre un conte Pinterest...

Deux fringants quinquas traversent la rue sous mon nez. Je reconnais les crânes rasés de Fabrice et Daniele, mes nouveaux voisins du 3e. La semaine dernière, ils sont venus s'excuser pour les travaux en m'apportant une galette des rois. Je l'ai fichue à la poubelle. Toujours pas digéré le fait que, pendant deux mois, ces deux-là m'ont empêchée de faire la sieste. J'observe Fabrice s'approcher de Solène la bouche en coeur pour savoir si elle est la propriétaire de ce canapé de designer. Elle le mitraille direct. Circulez y a rien à voir. Choqué, Fabrice se tourne vers son partenaire d'un air de dire - Mon dieu, encore une hystérique ! Ludo, lui, ne sait pas trop où se foutre. Il a envie de tout sauf de provoquer un esclandre en plein milieu de la street. Sur mon perchoir, je me marre.

Le Uber se gare en double file. Ludo et Solène lui font des grands signes. Quand il aperçoit le bazar, le chauffeur redémarre aussi sec. Fab intime alors à Dani d'emmener ma méridienne sous les yeux des bobos, défaits. Tandis qu'ils se baissent pour la soulever, Solène déverse sur eux un torrent d'insultes. Quelques badauds, abasourdis, commencent à se masser. Un ado, sortant de la supérette en tétant un CapriSun, dégaine son portable et se met à filmer la scène sur Snapchat. Quant à moi, je plonge la main dans mon paquet de Cruesli. Pas question d'en perdre une miette. 

Alerté par leur raffut, monsieur Martins sort avec son chiffon et son produit à vitre. Mes voisins le prennent à témoin. Ces étrangers veulent s'accaparer un Togo qui vient d'être déposé par un membre de la copropriété. D'instinct, je recule d'un pas en priant pour qu'il ne me balance pas. Aucune envie d'être mêlée à tout ça. Soudain, des cris horrifiés me parviennent. Je m'avance prudemment à la balustrade pour voir ce qu'il se passe. Solène a fait tomber mon canapé et le tire vers l'arrêt de bus sous le regard pétrifié de l'assistance. Cette nana est décidément ingérable. Les quelques passants de tout à l'heure se sont mués en une foule compacte. Des jeunes encagoulés commencent à s'exciter. Je frissonne. Comment aurais-je pu anticiper que mon geste serait à l'origine de la pire rixe qu'aura connu le XIVe ? Les gars de Plaisance n'ont pas la réputation de plaisanter.

Quand il m'aperçoit, le gardien me pointe du doigt. Quel teutré celui-là ! Ses étrennes, il peut vraiment les oublier cette année. Je m'avance sur mon promontoire pour affronter l'armada de téléphones braqués sur moi. Mon coeur bat à cent à l'heure. Mes oreilles bourdonnent. Les bruits de la ville sont comme mis en sourdine. Je déglutis. Mais, contre toute attente, une maman flanquée d'une Yoyo commence à taper timidement dans ses mains. Une vieille dame, charriant un cabas, se met à l'imiter. Bientôt, les riverains m'applaudissent à tout rompre. Un à un, les jeunes font tomber leurs cagoules et me sifflent pour louer ma charité. Je sens l'émotion me submerger quand je vois Solène tendre la main à Fabrice pour faire la paix. Non, vraiment, je regrette de ne pas pouvoir vous fournir le son et l'image, la scène ne manque pas de panache. Face à cette standing ovation inopinée, je salue la populace en mode Elisabeth II au balcon de Buckhimgham Palace. Je n'ai peut-être encore rien publié mais le voilà, mon quart-d'heure de célébrité !

Le camion-benne arrive. Les deux employés municipaux semblent à peine surpris par le comité d'accueil. La marée humaine s'écarte pour les laisser passer. Mais alors qu'ils s'apprêtent à saisir mon bien, Solène s'interpose. Le tandem recule d'un pas. D'une voix calme mais autoritaire, elle me somme de choisir mon héritier. Selon elle, il serait criminel qu'un tel mobilier finisse à la poubelle. Mon regard oscille entre les deux couples rivaux. Qui vais-je adouber ? Les bobos ou les homos ? Une autre idée me vient. Et si je le léguais plutôt au concierge ? Comme ça, je n'aurai pas à lui faire son chèque... Les éboueurs s'impatientent. On les a mandatés, ils se sont déplacés, ils doivent emmener le truc sinon, c'est 135 euros d'amende pour le propriétaire. Je sursaute. Quoi, ça va pas la tête ? Je n'ai pas le temps de réagir que Solène arrache mon post-it et l'avale dans un rire diabolique. Fabrice et Daniele bondissent sur elle pour lui forcer la bouche tandis que Ludo se jette dans le tas pour la secourir. CapriSun se remet à filmer de plus belle. Les jeunes rabattent leurs cagoules et relèvent leurs manches, prêts à en découdre... Sans réfléchir, je hurle :

- Stooop, arrêtez !! Le Togo, c'est un faux !!!

Cinq minutes plus tard, sur le trottoir. Je suis assise sur mon pouf avec ma prune de 135 euros. Autour de moi, tout le monde a décampé.

Fin


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