Ce matin, j’ai reçu une lettre de Pôle Emploi. Il était autour de 9 heures, je me tenais debout dans l’entrée, pas douchée, je venais de remonter du Monoprix - je manquais de café. La missive commençait comme ça : “Madame, Vous êtes au chômage.” Même pas bonjour. Rien. J’ai dû m’asseoir sur le canapé du salon pour relire cette introduction lapidaire. “Madame, vous êtes au chômage.” Évidemment, je suis au courant de la situation. Le courrier est daté du 10 septembre 2022 mais je suis bien placée pour savoir que j’ai quitté mon poste de journaliste lifestyle au sein d’un grand hebdomadaire fin juillet. Ma direction m’a accordé sans rechigner la rupture conventionnelle que je convoitais, me permettant aujourd’hui de réclamer des indemnités. J’avoue, j’ai un peu tardé. Après, ça a été le mois d’août, l'insouciance, les apéros qui commencent à 14 heures, les siestes crapuleuses et les danses sous la lune, avec des marmots survoltés sur les pieds. Et puis voilà, il a bien fallu se résoudre à rentrer à Paris pour entamer les démarches.
Extrait du courrier reçu le 10 septembre dernier. DR.
L'avis, signé par le directeur de l’agence, était là, à m’attendre, tapi dans ma boîte aux lettres, entre un autre de la CAF et un coucher de soleil posté par une amie depuis son île grecque. Maintenant que j’ai décacheté l’enveloppe, je suis bien obligée de l’admettre. C’est officiel, je fais partie du club des quelque 2 300 000 demandeurs d’emploi recensés par le ministère du travail. C'est écrit noir sur blanc et pourtant, je souffre quand même d’un sentiment d’imposture. À la différence de la plupart de mes compagnons de galère, licenciés à leur corps défendant, mis au rebut comme des vieilles clés usb devenues inutiles, moi, j’appartiens à la caste des candidats volontaires aux allocs, ces surdiplômés nimbés d’arrogance qui ont choisi, de leur plein gré, de s’octroyer une pause afin de “se retrouver”, “prendre du recul”, “souffler un peu”. En gros, je suis une pourrie gâtée du système qui a décidé, au mitan de sa trentaine (vie ?), de “ralentir” pour se laisser le loisir de bâtir un nouveau “projet”.
Le projet, dans mon esprit, c’est écrire. De fait, je ne sais faire que ça. Et je me vois mal entamer une formation pour devenir céramiste ou coach de yoga. Il faut bien se l’avouer, je ne sais rien faire de mes dix doigts à part tenir un stylo ou plutôt taper sur un clavier. D’ailleurs, c’est ce que j’ai fait, sans perdre de temps, après la lecture du communiqué courroucé qui m’intimait l’ordre de compléter mon profil “dans les meilleurs délais”. J’ai attrapé mon Macbook sur la table basse pour me connecter illico à mon espace candidat. Fébrile, j'ai lancé le questionnaire en ligne. Ça faisait comme des décharges électriques dans ma moelle épinière. J’étais un peu stressée à l’idée de mal répondre et, par ricochets, de compromettre l’octroi de mes subsides.
Sans rechigner, j’ai détaillé les différents postes que j’ai successivement occupés, ces cinq dernières années, au sein d’un grand groupe de presse parisien. À la question “Quel métier recherchez-vous ?”, j’ai préféré jouer cartes sur table : j’aspire désormais au poste d’écrivain. Et à ma grande joie, j’ai découvert que la profession était référencée dans le fameux Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME). J’ai essuyé la goutte qui perlait sur ma tempe. Pôle Emploi me comprenait. La société n’était pas si violente qu’on le disait. L’univers était finalement bien agencé.
L’étape suivante était un peu plus retorse. J’avoue avoir longuement hésité quand il s’est agi d’élire le “type de contrat recherché”. Était-il plus stratégique de rechercher un poste d'écrivain en CDI ? En CDD ? En intérim ? Cette dernière option m’a laissée songeuse. Difficile de concevoir qu’il existait quelque part, genre sur le boulevard Magenta, une officine qui recrute, au pied levé, non pas des peintres en bâtiment ou des chauffeurs poids lourds, mais des auteurs sur le carreau. Pourtant, Dieu sait qu’ils sont nombreux dans la capitale. Pendant quelques secondes, je me suis imaginée faire le planton parmi d’autres pauvres hères - le Bic bien visible dans la poche de la veste (en velours côtelé), la clope au bec, la mèche masquant à grand peine la calvitie -, en attendant que le boulot tombe. Vers la fin de la matinée, une grosse dame serait sortie sur le trottoir pour hurler, la main en porte-voix, “Quelqu'un pour décrire le vide abyssal de l’existence ??” J’aurais alors joué des coudes en criant “Moi ! Moi ! Moi !”. Mais un hipster en full jogging Sergio Tacchini se serait précipité sur la patronne et aurait raflé la mise sous mon nez. Devant mon Macbook, je me suis ravisée et j’ai coché la case “en CDI”. Ça faisait quand même plus sérieux.
Pôle Emploi n’en avait pas fini avec moi. Il fallait ensuite choisir entre un job “à temps plein” ou “à temps partiel”. Là encore, le dilemme était ardu. Mon futur conseiller allait-il tiquer si j’optais pour un contrat allégé en volume horaire ? Je ne voulais pas passer pour la feignasse de service. Et puis de toute manière, existait-il réellement, des écrivains à temps partiel ? Des écri-vains, sûrement. Haha. Je suis peut-être naïve mais il me semble que lorsqu’on aspire à une telle carrière, celle d’écrire, elle nous colle à la peau au point de nous définir complètement. Un écrivain parisien est un peu comme le dernier médecin généraliste d’un bourg perdu dans la diagonale du vide, où tout le monde l’appelle docteur, l’épicier comme le facteur, jusqu'à sa propre femme. C’est du 24 heures sur 24. On l’est, un point c’est tout. Bonne élève, j’ai donc cliqué sur la mention “À temps plein” et me suis levée pour aller me faire couler un Vertuo dans la Nespresso. J’en avais grand besoin.
Munie de mon mug siglé "Bômeuse" (cadeau des collègues lors de mon pot de départ), je me suis rassise sur le canapé pour tordre le cou au maudit questionnaire. Afin de préparer “au mieux” mon futur rendez-vous en agence, je devais préciser mes critères géographiques. Fidèle à ma stratégie de départ, celle d’une jeune autrice déterminée, prête à enchaîner les publications au rythme effréné d’un ouvrage par an, à écumer tous les salons du livre en région, désespérément seule derrière sa pile de bouquins à dédicacer, j’ai fait preuve d’une grande souplesse. Pour décrocher mon futur poste d’écrivain en CDI à temps plein, je consentais à voyager dans n’importe quelle commune d’Île-de-France. Versailles, Sarcelles, Montrouge, Pontault-Combault... je ne ferai pas la fine bouche, promis juré. Idem pour le mode de transport. Qu’on le sache, je suis prête à me déplacer aussi bien à pied qu'à dos de poney ou en trottinette Lime. J'ai déjà eu l'occasion de montrer que je sais faire. Les pigeons de l'avenue du Maine s'en souviennent. J’ai scrollé une dernière fois l’ensemble du document avant de le valider. Satisfaite, j’ai repris une gorgée de café, reposé l’ordinateur sur la table basse. J’ai déplié mes jambes engourdies et me suis allongée sur le canapé.
Ça y est. On y est. Au chômage. J’ai passé le reste de l’après-midi à fixer le plafond.