Jacinthe m'a proposé de bosser sur un marché de Noël féministe et solidaire au fin fond du XXe. Lors de notre dernier apéro, mon amie a dû sentir que j'étais un peu à cran niveau thunes. Du coup, elle a pensé à moi pour l'aider à vendre ses poteries. Je me réjouis de passer un week-end entier à ses côtés. J'ai beaucoup à apprendre d'elle. En à peine deux mois, l'ex journaliste beauté burn-outée s'est métamorphosée en reine des céramistes, raflant au passage 8K sur Instagram.
La promesse d'une belle odyssée. DR.
7h30, samedi. Place d'Alésia, c'est la toundra. Mon thermomètre interne affiche une température négative à deux chiffres. Je regrette déjà ma couette. Mais bon, faut bien gagner des pépettes. Jacinthe m'attend à 8 heures pétantes pour monter notre stand. Je m'engouffre dans le métro en grelottant, direction Saint-Fargeau. Arrivée à Gambetta par la 3, je me dirige vers la sortie pour finir à pied. Dans un virage, un panneau signale la 3 bis. Je crois que je n'ai jamais emprunté cette ligne. Poussée par la curiosité et un violent courant d'air, je décide de faire le changement.
Gambetta, Pelleport, Saint-Fargeau. Ça promet une belle odyssée. Je descends les marches menant au quai - désert - où un métro est sur le point de démarrer. Tuuut. Je saute dedans in extremis. Étant donné la rapidité du trajet, je me contente de rester debout. Tandis que la cabine hors d'âge se met en branle, je me laisse aspirer par une publicité pour Shiva, le service de ménage à domicile. Maria, employée de maison depuis 12 ans, pose en noir & blanc à la manière des actrices d'antan. Sous son sourire énigmatique, une citation : "Avec Shiva, je balaye les préjugés".
Je médite sur le cynisme du mec chez Publicis qui a orchestré cette campagne - selon lui, les femmes (de ménage) préfèreront toujours une séance make-up gratuite à une augmentation de salaire - quand le métro freine brusquement. Je m'agrippe à la barre centrale pour éviter la chute tandis que les néons du plafond se mettent à vaciller. Pshiiit. La rame s'immobilise dans le noir complet. C'est pas vrai, ils ne vont pas me faire le coup de la régulation du trafic sur un itinéraire aussi peu fréquenté ! Je sors mon téléphone. Jacinthe m'a envoyé un SMS : Réveillée ?
Je tranquillise ma patronne du jour en lui disant que je sors du métro - ne me jetez pas la pierre, quel Parisien.ne ne triche pas dans ces cas-là ? Une longue minute passe. À ce stade, je m'étonne que le conducteur ne fasse pas d'annonce dans le micro. Soudain, un rire grinçant s'élève sur ma droite. Je tourne la tête. Un écran bleuté éclaire le visage d'une passagère. Bizarre, j'étais pourtant persuadée être la seule à bord... La dame au smartphone s'esclaffe que l'on va en avoir pour un petit moment. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de désopilant là-dedans. Refusant de céder à la panique, je m'en remets plutôt à Maria-de-Shiva. Je suis sûre que la Sainte Patronne des Premiers Métros va faire en sorte que le nôtre reparte illico.
Le train se remet en mouvement dans un léger craquement. Les ampoules se rallument une à une. Incroyable, elle m'a entendue ! Je me tourne quelque peu abasourdie vers la Joconde hispanique qui me décoche un clin d'oeil complice. Je me frotte les yeux. Ai-je rêvé ? En tout cas, elle s'est figée. De son côté, mon étrange voisine a plongé dans son édition du Figaro. J'en profite pour la détailler à la dérobée. Brushing blond cendré, manteau en cachemire bleu nuit, écharpe Burberry. La copie conforme de Valérie Pécresse. À Pelleport, nouvelle notification. Jacinthe évidemment : ... Tu t'es perdue ou quoi ?
Tandis que les portes se referment dans un claquement sec, mes doigts balancent une salve d'excuses. Désolée. Métro bloqué. J'arrive à SF. Ma pote semble un peu perdue. SF comme... San Francisco ? Par principe, je refuse toujours de divulguer mes itinéraires. Pas envie que tout le peuple emprunte mes raccourcis. En même temps, Jacinthe a le droit de savoir : elle paye. Au black, certes, et en-dessous du SMIC, mais elle paye. Je lui confesse que j'ai opté pour la 3 bis. Elle éclate d'un rire émoji. La 3 bis ? LOL !! T'es bien la seule à prendre cette ligne.
Le métro vient affleurer le quai de Saint-Fargeau. Je range mon téléphone et soulève la poignée métallique pour sortir. Ça résiste. J'essaie la porte suivante devant laquelle est assise la BCBG. Même chose, impossible d'ouvrir. Ça refait pshiiit. Cette fois, c'est la station toute entière qui s'évanouit dans l'obscurité. Je m'excite encore un peu sur la poignée. Dans mon dos, Valoche se met à ricaner. Elle ne veut pas plutôt aller s'occuper de l'Ukraine ? Je dézippe ma doudoune pour chasser une bouffée de stress. J'ai besoin d'oxygène.
8h30. C'est officiel, j'ai complètement foiré mon arrivée au taf. Non seulement je ne suis pas fiable, mais en plus je n'ai aucun respect pour l'esprit de Noël. Même pas foutue de donner du plaisir aux gens. Jacinthe m'avait dit que je serais préposée aux paquets cadeaux. Pourtant, dieu sait que je me suis entraînée, ces derniers jours, à faire friser le bolduc, à plier le papier en mode origami. Quel gâchis ! Je suis furieuse contre Maria. Pourquoi m'a-t-elle lâchement abandonnée ? Cette travailleuse pauvre n'a-t-elle pas connu, elle aussi, la galère à ses débuts ? Jacinthe interrompt mes lamentations par texto : Meuf, dis la vérité. T'es pas dans la 3 bis. T'es dans ton lit.
Évidemment, quand j'essaie de la joindre, elle m'envoie sur répondeur. Je lui laisse un long message que je conclus en lui promettant de la tenir informée de l'évolution de la situation - tiens, je parle comme la RATP. Quant à la présidente de l'Ile-de-France, elle n'a pas perdu une miette de mon piteux enregistrement. Elle m'enchaîne direct sur le marché de Noël. Sa fille vient de Lyon pour réveillonner avec elle. Elle veut la gâter. J'inspire un grand coup et prends place sur le strapontin à côté d'elle. Quitte à être coincée, autant se mettre à bosser. À la lueur de mon téléphone, je la rencarde sur l'événement : 45 créatrices éthiques et engagées réunies dans une ancienne imprimerie. L'objectif ? Féminister les fêtes de fin d'année ! Valérie me fixe avec des yeux ronds.
Je décide de lui faire l'article, photos Instagram à l'appui. Là, je la sens tout de suite plus réceptive. C'est fou comme on peut se tromper sur les gens. Je me réjouis de voir cette fervente partisane de la Manif Pour Tous se pâmer devant le mug Nichon (22 euros) façonné par mon amie, s'extasier devant le bol Fesses (35 euros), baver sur le cendrier Clito (55 euros), le soliflore Col de l'Utérus (65 euros). Je suis à deux doigts de sortir de mon sac le chandelier Trompes de Fallope (175 euros), sa master-piece, que Jacinthe m'a demandé expressément de ramener. À l'en croire, tout est absolument ra-vi-ssant. Elle veut savoir si c'est moi qui crée ces merveilles. Par peur de décevoir, et parce que cette matinée n'a décidément aucun sens, allez savoir, je lui mens...
Oui, c'est moi l'artiste. Je nourris une passion, depuis toute petite, pour la céramique. C'est comme ça. On peut dire que j'en ai, des heures de tour au compteur. Une vraie derviche. L'élégante ne peut réprimer un Oh ! d'admiration en se rengorgeant dans son étoffe en tartan. Et vous vendez dans les boutiques ? me demande-t-elle. Non, hélas, uniquement par le bouche-à-oreille. Il faut dire que ça marche tellement fort sur internet que j'ai du mal à honorer toutes les commandes. Et puis je suis une sauvage. Au tumulte du dehors, je préfère le silence de mon atelier.
Ma cliente veut prendre mon numéro. Elle n'aura pas le temps de passer sur le marché. Elle a rendez-vous avec le pape. Hein ? J'ai dû mal comprendre. Je l'encourage plutôt à suivre le compte @FemaleGlaise - pour le coup, le nom est bien de moi, y a un copyright. Malheureusement, elle n'a pas Insta mais, si ce n'est pas trop compliqué, elle veut bien que je lui installe. Elle me fout un vieux Nokia sous le nez. Qu'est-ce que c'est que ça ? Un 3310 ? Je braque mon iPhone sur elle. Je remarque alors que son écharpe est toute mitée. Son manteau en cachemire, élimé. Je pointe la torche vers ses chaussures : elle n'en a pas.
Mon désarroi est vite chassé par un pavé de Jacinthe : Meuf, oublie. Pas la peine de te pointer. C vraiment pas cool ce que tu fais. Depuis que t au chômage, je me plie en 4 pour t'aider. Mais visiblement, t'en as rien à carrer. La vérité, c que tu t'en fous des autres. Y en a tjs que pour toi, toi, TOI !!! Tu c combien la poterie compte pour moi. Je joue MA VIE là. Alors tu c quoi, GO MOURIR dans ta 3 bis. De tte façon, t trop une meuf bis, une amie bis, une écrivain bis. Tu veux savoir pourquoi G jms partagé ta chronik ? Elle fait trop tiep. PS : t'as intérêt à me rendre le CHANDELIER.
Je déglutis sur mon siège éjectable. Surtout, ne pas pleurer. La SDF pose sa main sur la mienne. Doucement, elle commence à psalmodier des vers venus du fond des rames. Je ferme les yeux. Elle me murmure sur un ton monocorde que sa fille ne viendra pas. Ça fait dix ans qu'elle ne l'a pas vue. Elle dort dans la rue. Un lourd sanglot dégringole le long de ma joue. La sans-abri me refourgue un vieux Kleenex en me disant de ne pas m'en faire. Elle a de l'argent. Beaucoup d'argent. Cent-mille francs dans un coffre, chez Rothschild, en Suisse. La 3 bis va nous y conduire. Elle a regardé le plan. Je joins les mains pour implorer l'icône Harcourt de m'aider à remettre de l'ordre dans tout ça, à me guider dans une société qui n'est que rejet, à voir enfin la lumière au bout du tunnel. À peine ma prière achevée, une voix pleine de miséricorde annonce : En raison d'une panne de courant, notre train était retenu à quai. La situation est maintenant rétablie. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. Je me lève brutalement et me rue à l'extérieur, bien décidée à pointer au marché.
Mais juste avant que les portes ne se referment, je me retourne et tends à Valérie le chandelier.