OK ! BÔMEUSE (SS1)

Le journal d’une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
18 juil. · 4 mn à lire
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Épisode 10 - Le colis Vinted

Chouette, mes nouvelles New Balance 574 sont arrivées au point relais.

Vendredi matin, sur mon canapé, je suis absorbée par le tutoriel du logiciel pour écrivains professionnels Scrivener* par un Belge gratiné quand mon téléphone se met à vibrer sur la table basse. Mon colis Vinted vient d'arriver au point relais. Chouette, ça fait une semaine que j'attends ma nouvelle paire de New Balance. Je mets YouTube sur pause, chausse mes 574 élimées et descends au PMU pour récupérer mon dû.

Jamais je n'étais allée aussi loin dans le XIVe. DR.Jamais je n'étais allée aussi loin dans le XIVe. DR.

Je slalome entre les joueurs FDJ et les peintres en bâtiment pour atteindre le comptoir bondé du Yearling. Je décline mon identité à la serveuse chinoise qui ne me remet jamais. Pourtant, je suis une habituée - seulement des retraits colis, pas des demis. La fille tape les trois premières lettres de mon nom sur son boîtier. Elle secoue la tête : il n'y a rien pour moi ici. J'ouvre Vinted pour vérifier le statut de ma commande. Celle-ci est bel et bien arrivée, mais chez un réparateur de téléphones, près du parc Montsouris. Autant dire le Texas. Depuis que j'ai emménagé, je n'ai encore jamais poussé jusque-là. Je m'excuse auprès de la Chinoise et sors sur le trottoir. J'hésite à remonter pour continuer mon cours de Scrivener. En même temps, si je n'y vais pas maintenant, je ne ressortirai jamais. Bon, disons que ce sera la tournée d'adieu de mes bonnes vieilles NB au XIVe avant la benne. Je leur dois bien ça.

Je suis l'itinéraire du bus 62 en direction de l'est. En chemin, je salue Majid l'épicier qui est occupé à ranger ses oignons dans ses casiers. Le panneau signalant son départ à la retraite est toujours là. Le fonds de commerce n'a pas trouvé acquéreur. Il ne doit plus en dormir, le pauvre. Pourtant, ce ne sont pas les primeurs qui manquent, dans le quartierPas une semaine sans qu'un Au Bout du Champ ou une Ruche qui dit Oui ne vienne remplacer un grossiste textile. À croire que Paris n'est plus la capitale de la mode. Dorénavant, ce sont les panais cultivés à moins de 20 kilomètres qui excitent les filles, pas les derbies Mephisto à prix cassé. Paris, c'est devenu Rungis.

Le destin de l'Algérien continue à me hanter au moment de traverser la place d'Alésia. Pourquoi lui et ses confrères n'ont-ils pas pris le tournant du bio quand il en était temps ? Il y a quinze ans, c'était les princes de la ville. Je peux en témoigner, le nombre de fois où ils m'ont dépannée, à des heures indues, d'une cigarette à l'unité... Je leur suis restée fidèle, par nostalgie et surtout par solidarité. Et ce même si leurs Activia sont souvent périmés et leurs avocats noircis une fois sur deux. Je zyeute la vitrine des Saisonniers, le comptoir paysan qui fait fureur depuis le confinement. Tsss. Je paierais cher pour voir Majid derrière la caisse plutôt que ce puceau tout juste diplômé de l'Essec.

Une longue file d'attente s'étire devant le réparateur GSM. Je sors mon téléphone. J'ai trois appels en absence d'un zéro-sept. De toute manière, je ne réponds jamais aux zéro-sept. Ça ne laisse jamais rien présager de bon. Les zéro-sept, c'est pour les pervers narcissiques, les dealers, ou pire, les flics. Je plugge mes écouteurs pour écouter ma messagerie. Un livreur Amazon est sur le point d'arriver. Je tente de rappeler, mais impossible de joindre qui que ce soit : Jeff Bezos a fait en sorte que ses chauffeurs ne puissent pas recevoir de calls, seulement en émettre. Ce gars a vraiment le cerveau le plus fucké de l'humanité. Hitler à côté, c'est Laurent Delahousse.

Ça y est, la trentenaire devant moi a récupéré sa commande Sarenza. Le Pakistanais lorgne sur ma carte d'identité avant de disparaître dans son stock pour aller chercher mes sneakers de seconde main. Ma poche se met à vibrer. C'est Amazon qui rappelle ! Le livreur s'étonne que je ne réponde pas à l'interphone. Euh, j'ai beau être assignée à résidence, j'ai encore le droit de m'absenter pour faire une course. Il n'a qu'à remettre mon colis au gardien. Je raccroche. Le Paki revient avec un sac King Jouet enroulé de scotch. 

Je suis en train de quitter la zone quand je reçois un nouvel appel d'Amazon. Personne à la loge. Par conséquent, il va devoir déposer mon paquet en point relais. Je grommelle, lequel ? D'après son appli, il s'agit de LMS. Je jette un coup d'oeil à l'enseigne derrière moi : c'est celui-là. Hors de question de me taper deux fois l'aller-retour dans la même journée. Dans ce cas, peut-il le laisser dans le hall d'entrée ? Je ne vais vraiment pas tarder... C'est non, il a une procédure à respecter. En plus, il est noté.

Pas le choix, je me mets à courir comme une dératée tandis qu'à l'autre bout du fil, j'entends ma voisine de palier sortir de l'ascenseur. Elle aboie sur Amazon : qu'est-ce que vous fichez là ? Bien qu'on se déteste cordialement elle et moi, je tente le coup de lui demander, par l'intermédiaire de mon messager, de bien vouloir réceptionner ma commande. Évidemment, la garce refuse et lui ordonne de déguerpir sous peine d'appeler la police. C'est pas demain la veille que j'arrêterai de bourrer sa boîte aux lettres de prospectus Century21.

Telle Sandra Bullock dans "Speed", j'implore mon interlocuteur de m'attendre, je suis quasiment là. Keanu Reeves fait vrombir son moteur pour me signifier qu'il doit poursuivre sa tournée. Il n'a pas que moi à livrer. Je mets le turbo pour fendre la place d'Alésia. Devant l'Alimentation de Majid, un méchant point de côté m'oblige à m'arrêter. Je coupe le son dans l'oreillette pour cracher un gros glaire. Je repars en flèche. Quand il m'aperçoit dans son rétroviseur, Keanu baisse la vitre de son fourgon pour me balancer mon carton. Je suis tellement essoufflée que je n'arrive pas à articuler un remerciement. Il démarre en trombe. 

Arrivée chez moi, je m'écroule sur le canapé. Sans attendre, je déballe mes New Balance d'occasion. La mère au foyer nantaise qui me les a cédées m'a laissé un post-it en forme de coeur avec écrit "Merci pour votre achat", accompagné d'un mini fondant baulois. Tellement adorable ! J'inspecte l'article. Il a l'air conforme à la description. Je retourne le pied droit. Beurk, il y a un vieux chewing-gum collé sous la semelle. Dégoûtée, j'envoie valser la paire sur le tapis. 

J'ouvre le colis Amazon. En découvrant la boîte rouge rutilante, je percute : il s'agit aussi de New Balance ! Par réflexe de salariée, j'avais d'abord commandé une paire neuve sur la marketplace américaine. Puis, par acquit de conscience de chômeuse, je m'étais rabattue sur la version d'occasion via la plateforme lituanienne, oubliant d'annuler la première... Je meurs d'envie de les essayer. Yolo, je retire mes anciennes baskets, chausse les nouvelles, et me lève pour aller m'admirer dans le miroir de la chambre. La Old Chômeuse s'est muée en New Femme. C'est décidé, je les garde.

Je dois maintenant renvoyer les autres en Loire-Atlantique. Je rafistole le sac plastique de la Vintie avec les moyens du bord tout en tapant ma demande de retour sur l'appli. Je n'ai pas le temps de goûter à sa pâtisserie que l'auto-entrepreneuse du 44 m'a déjà répondu : aucun souci pour mon remboursement, elle m'envoie un bordereau prépayé immédiatement. Il va sans dire qu'elle s'excuse platement pour le chewing-gum, elle n'avait pas vu, mais elle espère que j'ai apprécié le fondant. Je dois dire que je suis impressionnée par son SAV, nettement meilleur que celui du milliardaire d'Albuquerque. Pour la peine, je lui lâche 5 étoiles.

Chaussée de mes New Balance flambant neuves, je descends pour aller imprimer mon bon de retour. Je repasse devant Majid, qui échafaude une pyramide de Cristalline, avant de m'engouffrer dans le taxiphone. Tout en lançant mon impression noir & blanc à 30 cts, le patron louche sur mon emballage. C'est vrai qu'il est un peu artisanal. Je consens à lui acheter un rouleau de scotch pour renforcer mon envoi. Nickel, je n'ai plus qu'à aller déposer tout ça au Yearling. Là-bas, la Chinoise - qui feint toujours de ne pas me reconnaître - tique sur mon étiquette. C'est niet, elle ne prend plus les Mondial Relay, seulement les Relais Colis. Je ressors sans dire au revoir. 

Le 62 arrive. Je saute dedans in extremis. Cinq stations plus tard, me revoilà chez LMS qui accepte mon boulet avant de le balancer dans un grand sac de jute qu'un chauffeur s'apprête justement à enlever. Je m'extirpe de là avec le sentiment du devoir accompli. De retour chez moi, je me vautre dans le canapé pour achever ma formation Scrivener avec mon Belge préféré. En retirant mes nouvelles 574, je bloque sur le vert du chewing-gum collé à la semelle retournée sur le tapis. Je me repasse le film de la matinée en accéléré. Mais non...

NB : j'ai renvoyé mes vieilles baskets.

*"Scrivener pour les Nouilles" de Roland Nyns, 15 euros (broché) ou 3,99 euros (Kindle), sur Amazon.