OK ! BÔMEUSE (SS1)

Le journal d’une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

image_author_Lisa_Delille
Par Lisa Delille
18 juil. · 3 mn à lire
Partager cet article :

Épisode 5 - Le Pôle Emploi

62,03 euros d'indemnités journalières. Je décide d'aller à l'agence pour tirer ça au clair.

Reçu ce midi mon premier "salaire" de chômeuse. J'ai failli m'étouffer avec mon gnocchi : 62,03 euros nets par jour ouvré. Comment allais-je subsister ? Sur mon canapé, j'ai commencé à cogiter. Je pourrais peut-être postuler au traiteur chinois juste en bas ? Le four à micro-ondes n'a aucun secret pour moi. Ou bien faire des ménages dans l'immeuble. La copropriété ne manque pas de vieux croulant sous la poussière. Mais du coup, je n'aurais plus trop le temps d'écrire mon roman... C'est embêtant. De plus, un boulot déclaré risquerait d'amenuiser mes indemnités. Non, le mieux, à ce stade, est d'aller voir Pôle Emploi. Je n’ai pas grand chose de prévu de toute manière. Et puis, sait-on jamais, j'arriverai peut-être à leur gratter une augmentation...

"Toute violence verbale ou physique à l'encontre d'un de nos agents est passible de poursuites". DR."Toute violence verbale ou physique à l'encontre d'un de nos agents est passible de poursuites". DR.

J'enfile mes New Balance et rallie, d'un pas léger, la place d'Alésia. Juste après le Carrefour Market, je pousse la grille d'une résidence qui abrite, au rez-de-chaussée, l'antenne du XIVe. Devant la porte, une blonde pimpante, habillée tout en fuchsia, filtre les entrées. Ai-je bien rendez-vous ? me demande-t-elle avec un pur accent de Toulouse. Pas du tout, la fleur au fusil, pourquoi ? La dame rose semble désolée mais les après-midis sont dédiées uniquement aux usagers qui ont réservé. Je lui décoche mon plus beau sourire pour tenter de l'amadouer. Je viens en voisine et je ne suis pas du tout pressée. À l'intérieur, la file est plutôt clairsemée. J'attendrai ! Fuchsia fait non de la tête et m'invite fermement à solliciter une entrevue sur internet ou bien en appelant le 3949*. Je pointe du doigt les ordinateurs en libre-service derrière elle. Si elle m'y autorise, je peux éventuellement faire ça là, tout de suite... Elle s'écarte pour me laisser passer.

Je stationne devant l'ordi et fais mine de me connecter, le temps qu'elle m'oublie. Là-dessus, un type à la tête bandée débarque avec tout un tas de papiers chiffonnés. Dans mon dos, j'entends la toulousaine le passer au crible. Lui aussi est venu à l'improviste. Faut le comprendre, il sort de Bichât, deux semaines dans le coma. De toute façon, là-bas, ils l'ont dépouillé. Comment aurait-il pu trouver le moyen de s'annoncer ? Très vite, le ton monte. L'éclopé se met à vociférer. Avec le plus grand sang froid, Fuchsia lui désigne de son index impeccablement manucuré l'affichette au mur : "Toute violence verbale ou physique à l'encontre d'un de nos agents est passible de poursuites". Mais Turban s'en cogne de son écriteau. Il veut ses thunes, un point c'est tout. D'un geste rageur, il jette sa paperasse par terre, défait sa braguette et se met à uriner dessus. L'assistance est pétrifiée. J'en profite pour me glisser, ni vu ni connu, dans la queue. Après s'être soulagé, l'importun tourne les talons en maugréant. Fuchsia - qui est devenue pivoine - passe devant moi. Je plonge le nez dans mon téléphone mais, trop tard, elle m'a repérée.

Elle vient coller son généreux corsage contre mon bras. Doucement, comme le ferait une maman, elle me répète que je n'ai rien à faire là et qu'il faut partir, maintenant. Honteuse d'avoir été prise en flag, je bredouille que je suis peut-être victime d'une erreur de calcul. Fuchsia écarquille ses billes bleues. Ça l'étonnerait, ça n'arrive jamais. Je suis tellement à fond dans mon rôle de bafouée que je me mets à pleurer. Moi qui n'ai pourtant pas la larme facile, je me répands sans vergogne. Du grand acting. Ma plantureuse soupire d'un air de dire que, décidément, c'est sa journée. Je n'ai qu'à l'attendre là, elle va se renseigner. J'exulte intérieurement. Quelques minutes plus tard, elle fond sur moi, serpillère à la main, pour m'annoncer qu'un créneau vient de se libérer avec un conseiller indemnités. Le meilleur de l'agence, un vrai crack, mais en visio, là tout de suite, directement. Est-ce que ça m'irait ?

Si ça me va ? J'ai carrément envie de me prosterner pour lui baiser les pieds. Mais ma reine a déjà eu son quota d'esclandre et elle a un sol à laver, donc je la remercie poliment et sors m'asseoir sur le muret face à l'accueil. J'ouvre l'application Pôle Emploi sur mon téléphone et me connecte à mon espace candidat. Fuchsia a dit vrai. En même temps, on a affaire à une grande professionnelle, une vraie perle. Je sélectionne le créneau vacant et clique, depuis ma boîte mail, sur le lien vers l'entretien vidéo. Sur l'écran, je découvre le visage avenant et familier de mon conseiller, sosie officiel de Pierre Moscovici s'il en est. Je suis rassérénée. Pour réévaluer mes allocations, il ne me fallait rien de moins qu'un président de la cour des comptes.

Face caméra, Mosco s'enquiert de ce qui m'amène là. Je répète que je nourris de sérieux doutes quant au calcul de mes droits. Il pose ses mains à plat. Nous allons voir ça. Je décline mon identité afin qu'il puisse accéder à mon dossier. Devant son PC, il fait craquer les articulations de ses doigts. À nous deux... Il se lance dans une règle de trois. La combine n'a pas l'air de le satisfaire. Il gratte son crâne chauve, exhume mes derniers bulletins de salaire, n'en retient que 40,4% auxquels il ajoute 12,47 euros jour - allez savoir pourquoi. Ça non plus ne fonctionne pas. Il finit par me regarder d'un air navré. Il aura tout tenté mais ce que j'ai perçu est conforme. Je lève les yeux vers l'agence. À travers la baie vitrée, j'aperçois mon interlocuteur assis à son bureau. C'est bien lui, même calvitie, même cravate en tricot. Je l'observe se lever tout en continuant à me parler. Les règles ont changé. Une réforme est passée. Le "quoiqu'il en coûte", c'est terminé. Il arrose son ficus. Je raccroche.

16h30 sur l'horloge de mon iPhone. Que vais-je bien pouvoir faire du reste de ma journée ? C'est un peu tard pour se mettre à taffer... J'allume une Lucky. L'enturbanné, qui guettait devant la résidence, s'approche en boitant pour me taxer. Il murmure ça y est, ils l'ont fait, ils l'ont radié. Il n'a plus qu'à retourner à Bichât. Ils doivent lui nettoyer sa plaie. Je hoche tristement la tête. J'aimerais bien pouvoir l'aider. Je lui lâche trois cigarettes et prends congé. Je n'ai qu'une hâte, rentrer m'étendre sur le canapé. Au croisement de la rue des Plantes, je fais un stop chez le boucher. Je lui commande une bavette. Le commis pèse mon morceau de barbaque, me tend mon ticket de caisse.

31,01 euros, soit la moitié de mes indemnités.

*Appel gratuit du lundi au mercredi de 8h30 à 16h30, le jeudi et vendredi jusqu'à 15h30.