OK ! BÔMEUSE (SS1)

Le journal d’une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
18 juil. · 3 mn à lire
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Épisode 2 - Le Togo

Le canapé sur lequel j’ai décidé de poncer mon chômage n’est pas n’importe quel canapé. Il s’agit du modèle Togo de chez Ligne Roset. C'est peut-être un détail pour vous...

Je me dois de le préciser car c’est important. Le canapé sur lequel j’ai décidé de poncer mon chômage n’est pas n’importe quel canapé. Il s’agit du modèle Togo de chez Ligne Roset. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Ce canapé est bien plus qu’un canapé. C’est une icône du design moderne, une référence pour les professionnels, un graal pour les chineurs du dimanche. Son look n’est pas banal. Michel Ducaroy, son créateur, le décrivait volontiers comme un “tube de dentifrice plié comme un tuyau de poêle et fermé aux deux bouts”. Avec ses innombrables plis, moi, il me fait plutôt penser à un shar-pei. Autre particularité, ce pouf en mousse est posé à même le sol. Pour ceux qui souffrent d’arthrose des genoux, je conseille d’éviter. Une fois assis dedans, il est tout simplement impossible de s’en relever.

"Vends authentique Togo 3 places..." DR."Vends authentique Togo 3 places..." DR.

Mon Macbook repose sagement sur les miens. Ça fait 20 bonnes minutes que je bloque sur mon document Word sobrement intitulé "Roman". Mais rien ne vient. Aujourd'hui, j'ai zéro inspi. Zeubi, walou. Je décide de consulter le solde de mon compte Caisse d’Épargne, histoire de meubler le temps qui file inexorablement. On est le 12 du mois, c'est l'automne, sur le boulevard Pasteur, les vieux bugguent sur les feuilles des marronniers, les bogues pleuvent sur la tête des coursiers, et moi, je n'ai déjà plus de noisettes. Je suis complètement à sec. Sur l'écran, l'écureuil me fait la tête. Je tripote nerveusement le capiton de mon Togo. Une idée me vient. Tiens, et si je le revendais sur Leboncoin ? Quand on est au chômage, il n'y a pas de petit profit.

À ce stade, je suis bien forcée de l'avouer, mon Togo est un faux. J'avais beau avoir encore un vrai salaire, j'allais quand même pas lâcher 3 000 euros (4 000 pour la version cuir) comme tous ces bobos ! Maligne comme une bonobo, j'avais dégoté, sur le fameux site de petites annonces, un type qui importait des copies de Turquie. Un samedi matin, je m'étais donc pointée avec mon mec à Gennevilliers pour récupérer mon ottoman. Quand il l’a vu, mon conjoint a failli rendre son petit déjeuner. C’est vrai que la couleur est assez osée. Mais je le voulais tellement, et de toute façon, on était là, comme deux pigeons, avec nos 1 500 euros en petites coupures, face au gars qui nous foutait la pression. Si on ne la prenait pas, sa contrefaçon ferait le bonheur d'un autre couple semblable au nôtre, il avait reçu des SMS, ça se bousculait au portillon. On avait allongé le pognon, chargé la voiture et installé notre imitation dans le salon. On était heureux, à l'époque.

Je repense à mon trafiquant de Togo. Est-il toujours en exercice ou en prison ? Par prudence, je décide de me créer un compte sur Selency. Je commence à rédiger l’annonce : “Vends authentique Togo 3 places en Alcantara orange, TBE”. Je me lève pour épousseter la housse maculée de Cruesli, et prends quelques clichés à l'iPhone. Prix de vente, 2 500 euros. Je me frotte les mains. Je vais les entuber, les bobos !

De toute façon, je suis contre l’idée même de canapé. Je ne vois vraiment pas l’intérêt. C’est quoi le concept ? Un mix entre une chaise et un lit ? Ridicule. Le canapé est une chimère, au sens d’une abomination, une monstruosité. Une aberration qui avale tout, notre estime de soi comme nos ambitions. À tout prendre, je préfère encore passer ma vie assise droite comme un piquet dans un palanquin chinois plutôt qu'avachie dans ce gros machin. Ce n’est pas un hasard si, chaque lundi à 9 heures, je refuse obstinément de m’allonger sur le divan de ma psy. C'est ma manière à moi de résister au grand vautrage généralisé. 

Ça y est, l’annonce est en ligne. La team Selency n'y a vu que du feu. Un frisson me parcourt la nuque. Je n'en reviens pas de mon audace. Subitement, je suis prise d'un doute. Et si un brocanteur 2.0 repérait l'arnaque et me dénonçait ? J'imagine déjà la police débarquer ici pour m'emmener, sirènes hurlantes, au commissariat du XIVe. Dans le bocal, les flics n'y vont pas par quatre chemins. Le PDG de Ligne Roset est en ligne, si je coopère, il est prêt à retirer sa plainte. Il ne faut pas oublier que ce canapé est un morceau de notre patrimoine. C'est un sujet sérieux. Politique, même. Le Togo, c'est la France ! Face à mon silence buté, le plus excité menace de me placer en garde-à-vue. Je flanche, pas très envie de dormir en cuiller avec le poivrot du quartier sur une vulgaire planche. Je lâche l'e-mail du Turc et m'en tire avec une simple amende. "5 000 euros à cause de ton Togo de merde ?!!" Devant le poste, mon mec me laisse en plan. Je n'ai plus qu'à aller m'assoir sur un banc.

Je regrette déjà mon geste. Je me précipite sur Selency pour retirer l’annonce. C'est quoi déjà le mot de passe ? Bordel, je dois le réinitialiser. Ça prend des plombes. Je sue à grosses gouttes au-dessus du clavier. Allez ! Une fois connectée, je clique sur le bouton "supprimer". Ouf, j’ai eu chaud. Je caresse le suède de mon Togo pour redescendre un peu. Finalement, il n'est pas si mal, mon gros pumpkin. Il a beau être moche et parfaitement inconfortable, on se comprend lui et moi. Quitte à mourir chômeuse, je préfère encore qu'on me retrouve étouffée dans ses bourrelets que la gueule ouverte sur le parquet.

Il est 17h49 ce mercredi et je n’ai pas écrit la moindre ligne.