Contactée il y a trois semaines, via Kessel, par la rédactrice en chef d'un grand magazine hebdomadaire. Une amie lui avait transféré ma chronique, elle adorait, elle avait tout lu d'une traite et voulait me rencontrer au plus vite. Inutile de dire que j'étais flattée, moi qui passe mes journées à ne rien faire - ou si peu -, sur mon canapé. Et puis me faire démarcher pour du boulot sur la base d'écrits narrant mon quotidien de chômeuse, ça avait un petit côté Philippe Candeloro qui me réjouissait. J'ai donc répondu sans attendre que j'étais partante pour venir dans ses locaux, le jour et l'heure qui l'arrangeaient. On ne pas va se mentir, mon agenda n'est pas exactement celui d'une secrétaire d'État, ni celui d'une secrétaire tout court.
Jamais un homme ne m'avait parlé comme ça. DR.
Le surlendemain, je me suis donc habillée comme pour aller bosser - j'ai troqué mes New Balance contre une paire de boots -, et me suis engouffrée dans la ligne 13, à Pernety. Ça faisait des lustres que je n'avais pas composté un ticket. J'ai refait surface une vingtaine de minutes plus tard, à Miromesnil, où se trouve le siège du groupe. Au moment de pousser la porte cochère, j'ai inspiré un grand coup. Je dois dire que j'étais un peu stressée à l'idée de devoir me vendre. Ça ne m'a jamais vraiment réussi par le passé. À l'accueil, une dame m'a gentiment proposé un café en attendant que Cassie vienne me chercher. J'ai patienté en feuilletant quelques exemplaires du magazine en question, dont le nom m'était totalement inconnu auparavant. Pas étonnant, il s'agit en fait d'un journal dédié aux professionnels du secteur de la maison. En gros, une publication "b to b", business to business.
Au bout d'un quart d'heure, Cassie débarque dans le lobby en s'excusant platement pour son retard. En réalité, c'est moi qui suis en avance. À la manière dont elle bat frénétiquement des cils au-dessus de ses joues empourprées, je la sens super intimidée. Je peux comprendre que ma longue expérience en tant que journaliste lifestyle a de quoi impressionner. Sans parler de ma chronique, qui n'est finalement qu'une énième facette de mon indécent talent. Je la suis dans son bureau regonflée à bloc, et prends place autour d'un guéridon. Cassie s'assied à côté de moi en m'indiquant que Thierry, son patron, termine un call et se joindra à nous dès que possible. Lui aussi est un fan d'OK ! Bômeuse et tient absolument à venir me saluer en personne. Sous la table, j'allonge mes jambes pour me mettre à l'aise comme le ferait une star hollywoodienne jetlaguée sur un press junket.
D'un coup d'épaule, Thierry enfonce la porte et fond sur moi en me tendant une main ornée d'une chevalière : Thierry d'Espallières. Désolé de vous avoir fait attendre, restez assise, je vous en prie. Je lui serre la pince en ânonnant mon nom, quelque peu hébétée. Décidément, ici, j'ai droit à tout le tralala. Je me demande presque si ces deux-là ne me prennent pas pour quelqu'un d'autre... Sans un regard pour sa collaboratrice, le pédégé m'entreprend par lui-même. Bien que diplômé de Sciences Po et d'HEC, il se définit comme un autodidacte qui s'est fait tout seul. Je dois avouer que son parcours force le respect. En à peine deux décennies, il a réussi à bâtir un empire qui compte aujourd'hui une quinzaine de titres spécialisés, dont certains frôlent les 500 000 tirages. Je survole d'un oeil admiratif les Unes qui ornent les murs : L'Argus du tracteur, La Lettre des gynécologues, Piscines de demain, Le Betteravier du Nord et, bien sûr, Tout sur la Maison. La raison de ma présence ici, aujourd'hui.
TSLM, j'ai racheté l'an dernier. Pour la faire courte, je vire tout le monde et j'ai besoin de gens comme vous pour remonter. Thierry parle vite et cash - à condition que tout ce qui soit dit entre ses murs restent off. J'acquiesce en zippant mes lèvres entre le pouce et l'index. Qu'est-ce que j'en ai à faire moi, si onze salariés sont sur le point de se faire lourder sans préavis à seulement deux trimestres de leur taux-plein ? Mieux vaut être un jeune retraité au minimum vieillesse qu'une vieille chômeuse en fin de droit. Chacun sa croix.
Thierry poursuit son monologue. Il a besoin de sang neuf. Quelqu'un de brillant, à même d'imposer sa vision de la maison contemporaine à ses concurrents qui l'attendent au tournant. Car TSLM est à la presse professionnelle ce que Closer est à la presse people, ou encore ce que Le Nouveau Détective est au journalisme d'investigation : une institution. Nombreux étaient les acquéreurs qui avaient tenté de raflé ce joyau en perte de vitesse et auquel il s'agit désormais de rendre ses lettres de noblesse. Dans ma tête, je me mets à cogiter pour sortir quelque chose de pertinent. Ma vision de ce qu'est la maison contemporaine ? À part un canapé et du wifi auquel on se connecte automatiquement, je ne vois pas... Je reste coite.
Cassie m'a fait lire votre billet. C'est ça que je veux pour mon canard. Sa collaboratrice opine du chef tout en me fixant d'un sourire plastifié. De mon côté, j'ai encore du mal à faire le lien entre une publication vantant la dernière innovation de Lapeyre sur ses façades de penderie en stratifié et ma modeste newsletter, publiée gratuitement chaque jeudi sur un obscur site internet. Je maudis intérieurement Thierry de ne pas s'en tenir à un déroulé plus conventionnel. J'aimerais beaucoup lui caser les trois défauts que j'ai retenus à son attention, entre les stations Duroc et Champs-Élysées-Clémenceau : franchise, intransigeance, impatience. En revanche, le trajet était trop court pour que je parvienne à lister les trois qualités - j'ai quitté la rame en vérifiant la définition de mansuétude sur Google. En fine stratège, je décide de relancer par une question : qu'a-t-il en tête, concrètement, concernant notre éventuelle collaboration ?
Thierry se pince l'arête du nez comme s'il était atteint d'une violente migraine. Il se tourne brusquement vers Cassie pour lui demander de lui faire penser à rappeler l'avocat. La jeune femme prend sa requête en note illico. Je dois avouer que je suis étonnée qu'elle ne moufte pas depuis le début de l'entretien, sa signature de mail semblait pourtant indiquer qu'elle était rédactrice en chef. Thierry revient à moi en se plaignant du paquet de pognon qu'il va devoir lâcher à ces enfoirés qui ont décidé de l'attaquer aux Prud'hommes pour contrer son plan de licenciement abusif. Mais si c'est le prix de la liberté... À mon tour, je me fige et lui souris en mode Cassie. Aucune envie de me lancer dans un débat politique. Pour revenir à mon interrogation, le patron m'annonce qu'il souhaite ni plus ni moins me proposer une tribune dans ses colonnes.
C'est simple Lisa, je vous veux, vous. Jamais un homme ne m'avait parlé comme ça. Jamais. Avant Thierry, les déclarations professionnelles enflammées m'étaient absolument étrangères. Je ne soupçonnais même pas qu'on puisse parler de manière aussi crue dans le cadre d'un meeting. Mon nouveau mentor se met à égrener les raisons pour lesquelles il souhaite m'embarquer dans l'aventure TSLM : mon franc-parler (mince, j'avais mis ça en défaut), mon exigence intellectuelle (se rapproche dangereusement de mon intransigeance), ma fougue (un synonyme d'impatience ?)... Je suis tentée de lui crier un grand oui, mais une chose me retient in extremis. Je n'ai pas quitté mon boulot en juillet pour retomber dans le piège du salariat. Après avoir goûté au chômage, difficile de faire marche arrière en m'aliénant un CDI.
Thierry semble avoir lu dans mes pensées. Que je me rassure, il n'est pas question d'une embauche. Un esprit comme le mien doit rester libre, au risque de dépérir. Non, je serai plutôt sa voltigeuse, sa fantaisie, son caprice. À ces mots, mes oreilles deviennent cramoisies. Impossible de savoir si je suis très excitée ou, au contraire, extrêmement gênée. Je me racle la gorge afin de rétablir le sérieux. À qui devrai-je référer pour le rendu de mes articles ? À lui directement ou à la rédactrice en chef ? D'un geste de la main, Thierry entarte le visage de son obligée pour me signifier que je n'aurai qu'à passer directement par lui. Elle n'est là que depuis un mois et elle a déjà beaucoup à faire pour gérer le tout-venant. Je fixe Cassie qui semble à présent dissociée. Où suis-je tombée ?
Si c'est une histoire de fric, ne craignez rien. Votre prix sera le mien, me presse Thierry qui a senti mon hésitation. J'oublie l'hémorragie psychique de ma consoeur pour évaluer rapidement le montant de mes émoluments. Disons qu'un épisode d'OK ! Bômeuse fait environ 12 000 signes espaces compris, soit huit feuillets. Si je tape dans la fourchette haute de rémunération, disons 150 euros le feuillet, ça donne facile 1 200 euros le papier. Mazette, 4 800 euros par mois ! Bye bye Kessel, la rive gauche et mon projet de roman, ciao les nazes, à partir de maintenant, je suis la nouvelle sensation de Tout Sur La Maison, l'influenceuse star du secteur de l'ameublement, la super prêtresse du confort, la grande designer du for intérieur. Je m'imagine déjà refourguer mon faux Togo Ligne Roset à Emmaüs pour me vautrer dans un canapé flambant neuf de chez RocheBobois. À ce train-là, j'aurai tôt fait de déménager dans un 150 m2 avenue Trudaine avec double-séjour, parquet, moulures, cheminée, balcon filant. J'achèterai forcément un second sofa pour faire face au premier. Si à 37 ans on n'a pas deux canapés de part et d'autre de la table basse, on a raté sa vie... non ?
Thierry me tire de ma rêverie. Il doit filer, un truc urgent. Cassie se chargera des derniers détails. Je traverse Paris en sens inverse avec l'impression d'avoir gagné au Monopoly. Le lendemain matin, je reçois un mail engageant : "Nous avons débriefé hier. Cassie, en copie, va vous faire un retour. Très envie de travailler avec vous. Th."
Dois-je préciser ici que depuis ce message je n'ai reçu aucun signe de vie ni de Cassie, ni de Thierry ?