Lundi, 8h30 dans la salle d'attente. Je n'ai jamais été aussi en avance pour ma séance. J'ai cogité durant toutes les vacances à la manière dont j'allais bien pouvoir m'y prendre. Je sors mon carnet pour relire mes notes. La thérapie est une graine. Celle-ci a germé pour laisser place à une belle fleur qui doit désormais s'épanouir sans tuteur... Non, c'est trop pourri. Franchement, ma psy mérite mieux.
Dans la salle d'attente, Sigmund me fixe d'un air sévère. DR.
La vérité, c'est que je n'ai plus les moyens de me payer ses services. Ma thérapeute me prend quand même 60 euros chaque semaine (session de 30 min.). Deux-cent-quarante euros par mois, près de 9 000 en trois ans. Mon chômage m'impose de réduire la voilure et, ne lui en déplaise, elle ne fait plus partie de mes dépenses essentielles. Je l'entends déjà me proposer de baisser le montant. Même. Je préfère la sacrifier, elle, plutôt que Sybille, ma coach de Dynamo cycling (22 euros les 45 min.). J'ai encore le sens des priorités. Surtout, ne pas céder.
Derrière la porte, j'entends le trentenaire en caban Balibaris se lamenter. Ça fait tout drôle d'entendre sa voix. D'habitude, on ne fait que se croiser furtivement dans la cour, lui et moi. Mais là, pour la première fois, j'arrive à capter quelques bribes des débris de sa vie. Une certaine Mathilde l'a quitté pour une collègue. Franchement, avec tout le pognon qu'elle se fait, notre analyste pourrait renforcer l'isolation. C'est comme si j'étais allongée avec lui sur le divan. Il se mouche bruyamment.
Le problème avec ma psy, c'est que je n'ai pas grand chose à lui reprocher. Au contraire, je dois reconnaître qu'elle a fait du très bon boulot. Je me souviens encore de notre rencontre, sur Doctolib, au printemps 2020. Après avoir swipé à gauche un nombre incalculable de ses confrères, tous localisés dans l'arrondissement, j'étais tombée en arrêt sur cette ravissante Bretonne aux yeux verts, répondant au doux nom de Gwenaëlle. Le transfert avait opéré avant même que je franchisse le seuil de son cabinet.
Outre son physique avantageux, son CV était hyper attractif. Diplômée de la prestigieuse université Rennes-II, Gwen avait travaillé plusieurs années auprès d'enfants autistes sur sa terre natale, avant de rallier la capitale pour effectuer une thèse sur les ados bipolaires. Relevant moi-même des deux catégories, je m'étais dit que j'avais trouvé la femme parfaite. Lors de notre premier entretien, je l'avais briefée sur les différents points à creuser : ennui profond, peur de l'avenir, syndrome de l'imposteur, dégoût de l'époque. À la fin, j'avais accepté son tarif sans sourciller. Soixante euros pour ne pas sombrer, c'était donné.
Balibaris lui demande d'une voix chevrotante s'il ne devrait pas bloquer Mathilde sur les réseaux sociaux. La voir afficher son indécent bonheur avec sa nouvelle compagne le met dans tous ses états. Pfff, il n'a vraiment rien compris à la thérapie, lui. En bonne freudienne, Gwen ne pipe pas un mot. C'est à nous, patients, de faire tout le taf. Il est bien placé pour le savoir. S'il veut un bon conseil, il n'a qu'à s'envoyer en l'air avec la première milf sur Gleeden. Mathilde s'en foutra peut-être, mais au moins, ça lui changera les idées.
2021 a été tout à fait charmant. J'attendais chaque lundi avec impatience, je ne tarissais pas d'éloges sur Gwen et multipliais les achats de vêtements 100% polyester. Mes amis se montraient parfois inquiets lorsque je passais mes soirées à ponctuer mes interventions par "Il faudra que j'en parle à ma psy" ou "Ma psy pense que". Je n'en avais cure, tout obnubilée que j'étais par l'envie de la subjuguer. Je préparais mes séances avec une rigueur qui me surprenait moi-même. Je glanais chez Nietzsche ou quelque auteur prétentieux des citations pénétrantes que je lui ressortais comme ça, l'air de rien. En vain. Son visage demeurait impassible. À force de persévérance, j'avais fini par lui arracher un sourire avec une blague composée spécialement à son attention : Quel est le point commun entre un malade du sida et Marie Kondo ? (Silence celtique.) Ils sont tous les deux en tri-thérapie. J'ai vécu sur ce sourire pendant deux mois.
De l'autre côté du mur, plus un bruit. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien trafiquer tous les deux ? Tout compte fait, je n'ai jamais pu le saquer, ce type. Sa manière de raser les murs, son regard fuyant, sa mèche vaguement bohème alors que je parie l'intégralité de mes allocs qu'il bosse comme consultant chez Accenture... Franchement, Gwenaëlle mérite mieux que ce Lautréamont de La Défense.
2022 a été un vrai calvaire. Au boulot, je m'emmerdais sévère. Au cabinet, je ne faisais que radoter. Un jour, Gwen m'a coupée : Vous avez le droit d'être en colère. Sa sentence m'a fait l'effet d'un électrochoc. Le lendemain, je débarquais aux RH pour demander ma rupture conventionnelle. La séance d'après, j'ai remarqué avec stupeur une alliance à sa main gauche. J'ai passé l'été cloîtrée dans ma chambre à l'imaginer faire des châteaux de sable entourée de son mari et d'une tripotée d'enfants. Une nuit, c'était le 15 août, je suffoquais de chaleur à Paris, j'ai fait un rêve érotique avec elle. C'était gélatineux et salé comme une méduse échouée sur une plage d'Ouessant. Je vous jure que c'était tout à fait involontaire. D'habitude, les rêves érotiques, j'évite. Je ne me suis jamais complètement remise d'un plan à trois avec Rachida Dati et André Dussollier. Je n'avais pas du tout aimé. Ce trauma m'avait coûté au moins trois séances.
La rentrée a été pour le moins mouvementée. J'ai repris le chemin du cabinet en traînant des pieds. Quand je retirais les 60 euros au distributeur, je l'avais mauvaise. Je n'arrivais pas à m'enlever de la tête que ma psy m'avait poussée au suicide social. Que ma décision de quitter mon job était en quelque sorte la résultante du bordel qu'elle avait provoqué. Du coup, ça n'a pas loupé, j'ai vrillé. Je l'ai accusée de profiter de ma précarité pour me soutirer toujours plus d'argent. L'expression abus de faiblesse a été lâchée. Je me souviens aussi d'avoir brandi mon iPhone en la menaçant d'appeler mon boss pour qu'il me rende mon poste. C'est vrai quoi, je n'allais pas passer le reste de ma vie le cul vissé dans son fauteuil. Elle m'avait prescrit du lithium.
Je me suis terrée tout le mois d'octobre. J'avais trop honte. Quand je voyais son numéro s'afficher sur mon téléphone, je fixais l'écran, incapable de répondre. Je n'osais pas écouter les nombreux messages qu'elle me laissait, terrorisée à l'idée d'entendre sa voix. Un soir, en sortant du Dynamo, j'ai fini par en choisir un, au hasard. Elle voulait reprendre nos séances. Elle attendait de mes nouvelles. Manifestement, je lui manquais. Elle aussi évidemment. J'ai continué à la ghoster, histoire de la faire payer encore un peu. Après la Toussaint, ses relances se sont espacées, puis plus rien. Ça y est, je me suis dit, elle s'est lassée.
Balibaris pleure maintenant à chaudes larmes. Pendant dix ans, il l'a tannée, Mathilde, pour procréer. Mais elle n'était pas décidée à retirer son stérilet. C'était sa carrière avant tout. Et là, au détour d'un post Instagram, il a appris qu'elle était enceinte. Sur la photo, sa compagne enlace son ventre arrondi en formant un coeur avec ses doigts légendé Mon plus beau cadeau de Noël. Comme si le monde entier tournait désormais autour de cette hernie ombilicale. Il arrache un nouveau Kleenex.
Début décembre, n'y tenant plus, j'ai repris rendez-vous sur Doctolib. Quand elle m'a ouvert, l'Armoricaine avait l'air soulagée. Ça va, je n'allais pas non plus me foutre en l'air pour ça. J'ai pris place dans le fauteuil et, avec le plus grand détachement, j'ai justifié ma longue absence par le fait d'avoir été tellement accaparée par mon roman que je l'avais oubliée. Elle n'a pas moufté. Mais au moment d'encaisser la monnaie, la garce a eu le culot de me demander de réfléchir à un montant symbolique pour les séances non honorées. J'ai tellement halluciné que j'ai dû lui demander de répéter. Selon elle, cette obole m'aiderait à valoriser le travail entrepris ici - le seul, dans ce bas-monde, pour lequel on est obligé de raquer. Sans le savoir, elle avait signé son préavis de licenciement. Dommage pour toi Gwen, je commençais à m'attacher.
À travers la cloison, je l'entends sonner le glas de la session. Je me raidis sur ma chaise. L'autre chochotte ne va pas tarder à sortir. Ça va être à moi de jouer. Dans ma tête, je me répète une dernière fois le plan : se lever, dire ce que j'ai à dire, vite, et repartir. Sans payer. Je regarde le portrait de Sigmund, qui me fixe de son air sévère, pour me donner de la force. Allez Lisa, tu peux le faire !
Le comte de Balibaris s'exfiltre de la pièce en rajustant le col de son caban comme un jeune poète sous absinthe d'une maison close. Gwenaëlle referme immédiatement la porte, le temps de répondre, sans doute, à quelques SMS pressants. Je me rassieds en marmonnant. Je sais bien que je ne suis pas la seule dans sa vie, mais quand même. Elle pourrait avoir quelques égards. Le fait que des dizaines, voire des centaines de patients dépendent d'elle me tue autant que ça me rassure. Contrairement à moi, après notre séparation, ma psy continuera à en voir, du monde. C'est pas un cabinet, c'est Pattaya.
9 heures. La voilà qui ouvre grand la porte dans un sourire désarmant. Je remarque qu'elle porte les cheveux lâchés, contrairement à d'habitude. Tiens, elle a mis son pull en mohair, celui que j'adore car il dévoile ses clavicules. Gwen a les plus belles clavicules du monde. Savez-vous qu'en latin clavicule veut dire "petite clé" ? La clavicule de Gwenaëlle est la seule à ouvrir la serrure de mon coeur. En plus, elle a le double. Phrase à reporter dans mon Moleskine absolument. Je me lève. Qu'elle est belle. Tellement belle, comme ça, au naturel...
- Bonjour, me souffle-t-elle d'une voix éraillée comme après l'amour.
Évidemment, j'entre.
Sarahaltaras sarah altaras Fri, 13 Oct 2023 13:27:38 GMT
Je découvre ta newsletter, quelle plume ! J’ai beaucoup ri