Dimanche soir, tard, je déprimais salement, je me disais ça y est, mes cuisses ont imprimé les capitons du canapé, non seulement je suis chômeuse mais en plus je suis molle. Une vraie chômolle. Par réflexe, je me suis connectée à mon compte Dynamo cycling et, à ma grande surprise, il me restait un dernier crédit ! J'étais persuadée que j'avais tout cramé avant l'été - pas ma cellulite, visiblement. Pendant quelques secondes, j'ai fixé l'ultime reliquat de ma vie de salariée, ce temps béni où je palpais plus de 3 000 euros par mois, roulais sans les mains sur la piste cyclable de la vie, et où j'avais un fessier à se damner. J'ai booké direct le premier cours de la journée avec Sybille, ma coach préférée.
Je pensais que j'avais épuisé tous mes crédits, mais non. DR.
Lundi 7h45, back on track. Voilà Sybille qui s'amène avec son sourire jusqu'aux oreilles. Toujours aussi fraîche avec sa petite frange, son piercing de narine et son crop-top siglé de l'étincelle, l'emblème de ce concept mixant vélo d'appartement et boîte de nuit. La pauvre est affublée d'une botte de barouk, elle a dû se péter la cheville en pédalant. Mais pas le choix, faut turbiner. Je la regarde se hisser non sans mal sur la scène, en prenant appui sur son bike. Autour de moi, les gens ferment les yeux dans la pénombre, se mettent dans leur bulle. Façon d'oublier qu'à 9 heures pétantes, ils sont tous en réunion. Une main me tapote l'épaule. Je sursaute. C'est le mec de l'accueil qui me demande d'avancer au premier rang. Quelqu'un a planté, un vélo s'est libéré. Bah non, si je me suis mise au fond c'est pour une raison, je n'ai pas envie de m'afficher. Le gars insiste : Syb' déteste les trous, faut bouger. Je souffle en allant m'asseoir devant la table de mixage. Tout en ajustant son micro-casque, la coach m'adresse un clin d'oeil complice. Elle a l'air super contente de me revoir.
- Un-deux, Dynamo c'est parti pour 45 minutes j'espère que t'es chaud. En équilibre au-dessus de la selle, je me cale sur le rythme de l'électro en évitant de penser que demain, je ne pourrai plus me mouvoir. Droite gauche droite. Je lève les yeux de mon guidon. Face à moi, je reconnais Katia, une journaliste qui a fait un passage-éclair dans mon ancienne rédaction. C'est marrant, LinkedIn m'a justement écrit il y a trois jours pour me demander de la féliciter suite à sa nomination au poste de Head of Social Media chez Konbini. Le mail a fini dans les spams. Droite gauche droite. J'essaie de me rattraper en lui adressant un petit signe de la main. Elle m'ignore superbement.
- Dynamo à mon signal, pompes en trois ! En bonne petite soldate, je plonge, dos droit, sur le cadran tout en continuant à marteler du pied le flow martial de Beyoncé. "Who run the world ?" Je mets la gomme jusqu'à atteindre le sacro-saint double rythme : la cadence des vrais, des initiés. Droite gauche droite. Je sue déjà à grosses gouttes. De son côté, Katia a l'air de se balader telle Richard Virenque sous EPO. Tiens, ça me fait penser que j'ai oublié ma gourde au vestiaire. Sybille nous crie dans le micro d'ajouter un tapback. J'observe Queen K se cambrer et balancer son boule dans le nez du voisin de derrière, tout en faisant virevolter sa queue de cheval caramel. Je suis ébahie par son aisance à enchaîner les numéros de voltige matinaux et les tournages de vidéos TikTok. Cette femme n'est décidément pas humaine. "Who run the world ?" Elle.
- Dynamo tu me mets trois tours, allez ! nous exhorte Sybille. Je triche en tournant mollement la mollette sous le guidon. Mais notre caporal en chef ne l'entend pas de cette oreille. Elle descend de son piédestal pour venir me la visser à fond. Aoutch, j'arrive à peine à écraser les pédales. J'attends qu'elle parte inspecter le reste des troupes pour desserrer. Je respire à nouveau et jette un oeil à Katia qui affiche un sourire narquois. Je crois qu'elle m'a grillée. L'endurance n'a jamais été mon fort, sinon je ne serais pas au chômage. La coach nous hurle de saisir nos haltères. Ça part en biceps-press tandis que retentissent les riffs de guitare du groupe Survivor. "Tin, tin tin tin." Zut, ils m'ont mis des poids de 2 kg, je vais me déboîter l'épaule. Je me mets à boxer en visant l'arête du nez de Kay, qui me nargue avec ses 500 gr de gonzesse. Quand Sybille nous demande de garder les bras tendus, je fixe ma rivale en fronçant les sourcils. Y a pas moyen que je flanche, cette fois. La chanson me paraît interminable. Ma mâchoire se raidit, les muscles de mon cou se mettent à trembler de partout. "And he's watching us all with the eye..." Je rugis de douleur et baisse la garde juste avant la fin de la song.
- OK Dynamo, c'est l'heure du challenge, l'instant de vérité. Je ne sais que trop bien ce qui nous attend. Un morceau entier à parcourir dans un train d'enfer au-dessus de la selle. Konbini Girl a intérêt à s'accrocher, j'ai bien l'intention de gagner. Je profite qu'elle est en train d'ajuster l'élastique de sa couette pour m'élancer en premier. Je ne fous peut-être rien de mes journées, mais j'en ai encore sous le capot. Je vais le lui prouver. Droite gauche droite. En quelques secondes, la star des réseaux sociaux m'a rejoint sur la piste imaginaire. Je stabilise le tempo en fixant son mollet gauche. À cet instant, nos mouvements sont parfaitement synchrones. Nos regards se soutiennent sans aucune gêne. Je ne peux m'empêcher de penser que dans un lit, elle et moi, ça serait dément.
- Dynamo y a pas moyen, tu lâches pas ! nous encourage notre pythie-sans-pitié en allumant des cierges un à un. D'un coup, la vision de tous ces corps irradiant de sueur, éclairés à la lueur des bougies, me fout en transe. Je lève les yeux vers le plafond, je vois des étoiles filantes. Si dieu existe alors il a certainement l'apparence d'une brindille à la cheville foulée. Je regrette que mon destrier soit arrimé au sol, j'aimerais pouvoir rejoindre Katia et caracoler avec elle, main dans la main, vers l'infini et l'au-delà. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'intuition que notre tandem pourrait nous mener très loin. À nous deux, on dominerait le game. Manque de bol, ma déesse commence à s'emmêler les pinceaux, elle pédale à faux et finit par lâcher brusquement son guidon. OMG, j'y crois pas, elle a déclaré forfait !
- Alright Dynamo dernière ligne droite, prouve-leur qui tu es ! Je suis désormais en tête du peloton. Je ferme les yeux et redouble d'efforts. Bam bam bam. Mentalement, je fais défiler les visages des recruteurs de mes précédents jobs. J'aimerais qu'ils soient tous rassemblés là, derrière une vitre sans tain, pour admirer mon exploit. Je voudrais qu'ils se mordent les doigts d'avoir laissé filer la graine de championne, le talent brut qui ne demandait qu'à être poli. Bam bam bam. Le plafond du studio s'ouvre sur l'antenne Pôle Emploi. Je revois Fuchsia, la cerbère rose, qui me sourit. Derrière elle, le garçon-du-Monoprix est en train d'emmailloter Turban avec son rouleau de PQ. À travers la vitre de son bureau, j'aperçois Mosco vernir les pieds de Noi avec minutie. Tout à coup, des fumigènes envahissent l'agence. Psshhit. C'est quoi ce délire ? Laurent-le-Sphinx apparait dans un nuage de fumée pour me souffler : "Lisa, relève-toi..." Quand je reviens à moi, Sybille est en train de me foutre des claques tandis que le mec de l'accueil m’asperge avec ma gourde. J'ai juste le temps d'apercevoir Katia m'enjamber tout en parlant dans ses AirPods : "La meuf elle a fait un malaise, miskina. J'te jure. J'arrive au bureau là, commencez sans moi."
8h30, c'est officiel, j'ai perdu tout crédit chez Dynamo.