OK ! BÔMEUSE (SS1)

Le journal d’une bobo au chômage. Lisez avant de juger.

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Par Lisa Delille
18 juil. · 5 mn à lire
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Épisode 7 - Le semi-permanent

J'avais pourtant juré d'arrêter. Mais impossible de travailler avec des cuticules pareilles. Je descends chez Didot Nails.

Levée aux aurores pour taffer sur mon roman. Bonne surprise, ça coule tout seul, je me sens super inspirée. Mes doigts martèlent le clavier avec l'agilité d'une dactylo de "Mad Men". Le café fume dans la tasse. Le soleil commence à percer au-dessus de l'immeuble d'en face. Bref, la mécanique est merveilleusement huilée. Y a juste un truc qui m'empêche de me concentrer totalement. Mes cuticules sont défoncées. J'ai été tellement stressée par les démarches liées à mon chômage, que je n'ai pas arrêté de les charcuter. Résultat, elles sont en lambeau.

Je m'étais pourtant jurée de ne plus y mettre ni les pieds ni les mains tant que je toucherais des indemnités. DR.Je m'étais pourtant jurée de ne plus y mettre ni les pieds ni les mains tant que je toucherais des indemnités. DR.

Je pense à Noi, la proprio du bar à ongles pas loin de chez moi. Je me rappelle mon dernier passage, peu avant l'arrêt de mon taf, en juillet, j'avais oublié ma carte de fidélité, je n'avais pas pu la faire tamponner. Je me lève pour aller la chercher dans le vide-poche de l'entrée. Je constate que j'en suis à neuf tampons. Au dixième, j'ai droit à 50% sur la pose d'un vernis semi-permanent, soit 18 euros seulement. C'est tentant. Je jette un oeil à ma prose en Arial 12 sur mon écran. Franchement, je mérite. Et puis c'est pas dit qu'il y aura de la place, Noi est souvent surbookée. J'enfile mes Crocs et descends voir munie de mon sésame.

Bien entendu, je m'étais jurée de ne plus y mettre ni les pieds ni les mains tant que je toucherais des indemnités. Faut pas abuser. Je sais bien que mes allocs, je ne les ai pas volées, j'ai cotisé, mais quand même. Quand j'étais encore salariée, je m'y rendais environ toutes les trois semaines. Ma préférence allait généralement au combo manucure-pédicure qui comprend un massage des mollets de 10 minutes. Le kif ultime. Tout en descendant la rue, je fais mes comptes. Quatre-vingts euros par mois en moyenne, plus les pourboires... Je frise les 1 000 euros annuels. Sachant que le salon a ouvert quand j'ai emménagé, il y a quatre ans, j'ai donc filé pas loin de 4 000 euros à Noi. Une somme rondelette que j'aimerais beaucoup voir apparaître sur mon compte courant, genre là, maintenant.

J'arrive devant l'onglerie en même temps que le camion-poubelles. Une chose me frappe d'emblée. Durant la coupure estivale, Noi a mis le paquet pour rénover. J'ai peine à reconnaître l'endroit. J'observe les faux-ongles du mannequin de la vidéo dans la vitrine. C'est presque indécent, cette gestuelle. Je suis ébahie par ce racolage actif. Je pousse la porte. À l'intérieur, idem, tout a changé. Les ampoules design qui pendent du plafond confèrent à la pièce une atmosphère de loft new-yorkais façon Factory. Des fausses plantes ornent les étagères conçues sur-mesure pour accueillir toute la gamme de flacons OPI. Et que dire des deux fauteuils auto-massants flambants neufs que j'aperçois au fond, sur une petite estrade... La paire doit bien valoir quinze briques. Je sais désormais où est passé mon fric.

Noi ne m'a pas vue entrer. Elle est affairée à poncer les pieds d'une quadra en total look Zara, qui vibre de plaisir sous l'effet des palpations du mastodonte en cuir. J'envie son pouvoir d'achat. Il y a un an de ça, c'est moi qui siégeais sur le podium. À cet instant, je me sens idiote d'être là, à moitié en pyjama, dans cet endroit froid et aseptisé. Le salon foutraque et bariolé des débuts a disparu, et je n'ai aucune envie de cautionner le nouveau que je trouve m'as-tu-vu, si ce n'est vulgaire. Je m'apprête à faire demi-tour quand Uyen, l'associée de Noi, m'interpelle depuis le bar dévolu aux manucures. Manipédi, comme d'habitude ? s'enquiert-elle. Je lui réponds sèchement que je suis là uniquement pour faire tamponner ma carte de fidélité. La jeune femme fait le tour du comptoir, saisit mon morceau de carton, et dégaine son sceau. En commerçante avisée, elle me signale que je bénéficierai de la remise sur mon prochain semi. Elle peut me prendre tout de suite, la place est libre. Je la tâcle d'un non merci.

Uyen me fixe d'un air interdit avant de se tourner vers sa partner pour lui notifier, en thaï - pas besoin d'être bilingue -, que je refuse l'aubaine. Noi relève la tête au-dessus du bain de pieds de sa cliente pour me dévisager à son tour. La cadre sup' est tellement choquée elle aussi qu'elle interrompt son scrollage intensif d'Instagram pour me toiser. Quand je sens leurs trois paires d'yeux me passer au crible, je n'en mène pas large dans mon legging. Au bout de quelques secondes, Noi finit par balancer un truc inaudible à Uyen, tout en se remettant à scalper le talon de la CSP+. Je fixe une orchidée en plastique en attendant que le couperet tombe. Uyen reprend en français.

- Cuticules très abîmées, il faut soigner.

Sa pique est imparable. Je baisse la tête, défaite, et prends place au comptoir, face à la vitre en plexiglas découpée pour laisser passer seulement les mimines. Encore une innovation de la French Manucure Valley. Uyen voile son minois glacial d'un masque chirurgical puis enfile ses gants. Ça non plus ça ne faisait pas partie du protocole de mon temps - c'est-à-dire au mois de juillet. Je regrette amèrement l'époque où je pouvais sentir la pulpe de ses doigts affleurer mes pognes, limer ma corne, pétrir mes phalanges d'aloe vera. Désormais, même dans un métier basé entièrement sur le contact humain, tout est fait pour le minimiser. Moi je trouve ça triste, voire dangereux. Ce n'est pas un hasard si, à la boulangerie, je mets un point d'honneur à composer mon code de CB, refusant le NFC. C'est ma manière à moi de lutter contre le replis sur soi.

La manucurist saisit froidement ma main gauche tout en m'intimant l'ordre de laisser la droite mariner dans un bol d'eau tiède. À l'aide d'une pince en acier inoxydable, elle commence par découper les membranes infectées. Ça me fait un mal de chien mais je serre les dents. Pas envie de la froisser plus qu'elle ne l'est déjà. D'un signe du menton, Uyen me demande de switcher. Docile, je lui tends l'autre main. Elle s'arrête pour examiner mon index, un peu perplexe. C'est vrai qu'il a l'air d'un vieux chicon pelé. Je me suis tellement acharnée que la peau est violacée par endroits. Sous son masque, je devine sa moue de dégoût. J'ai honte de moi.

- Voulez huile spéciale ?

Je comprends immédiatement ce qu'elle sous-entend. Comme chez le coiffeur, lors du passage au bac à shampoing où il est coutume de proposer un soin, Uyen est tout simplement en train de me pousser à la consommation. Je jette un oeil inquiet aux tarifs affichés sur la vitre. Douze euros le massage au sérum émollient. Si je ne me trompe pas, je devrai donc payer 30 euros au total, à moins que les 50% ne valent aussi pour les suppléments... Je consulte la Zara du regard qui capte direct mon dilemme et me lance d'une voix enjouée, depuis son trône vibromasseur, que ce soin l'a sauvée, et plus d'une fois. Acculée, j'accepte l'offre.

Une fois mes cuticules régénérées, Uyen dégaine le coupe-ongles. Clac, clac, clac. D'un geste maîtrisé, elle les taillade en dizaines de demi-lunes qui viennent s'éparpiller sur la table façon puzzle. Comme les mèches de cheveux qui jonchent les sols des salons capillaires, je regrette déjà ces petits morceaux de moi-même. Je me sens diminuée. J'aimerais pouvoir les greffer à nouveau à mes extrémités. Je chasse mon blues en me concentrant sur le smooth jazz qui sort des enceintes Marshall. Une espèce de sous Lisa Ekdahl susurre "Just the two of us / We can make it if we try / Just the two of us / You and I".

J'essaie de croiser le regard de l'impitoyable Uyen dans l'espoir de rétablir notre sororité. Mais celle-ci est prise d'une subite envie de pisser. Elle se lève en époussetant son tablier et demande à Noi, désoeuvrée depuis le départ de la femme active quand la chanteuse suédoise entamait le second couplet, de prendre le relai. Noi s'assied face à moi en s'armant d'une ponceuse électrique. Le ronronnement de la machine couvre la reprise, par la même artiste, de "Music" de Madonna. "Music, makes the people, come together / Music, mix the bourgeoisie and the rebel". Han Han. Soudain, je sens une violente décharge au niveau de mon auriculaire gauche. Je retire mon petit doigt par réflexe. La brosse a entamé l'ongle au point de le fendre en deux. La chair est à vif.

Noi s'est figée de panique. Là-dessus, Uyen sort des chiottes. Elle s'amène et ne peut que constater les dégâts. Elle repart illico chercher une poche de glace dans un petit frigo. Après, c'est plus confus. Je les vois (trouble) entamer une discussion à voix basse tandis que je frôle le malaise vagal. Je ne peux pas m'empêcher de penser que si ce dérapage avait eu lieu à mon ancien bureau, il aurait été considéré comme un accident du travail. À vue de nez, et avec un médecin conciliant, j'aurais pu gratter huit jours d'ITT. Pour quelqu'un qui avait l'habitude de se tourner les pouces du temps de son salariat, se faire réduire la kératine en charpie à peine au chômage, c'est cocasse. Après s'être mises d'accord, les associées se tournent vers moi pour me proposer leur deal. Pour s'excuser, elles consentent à me poser des faux-ongles au prix du semi. Je ne suis pas trop fan de l'idée mais en même temps, ai-je le choix ? Les vrais ne ressemblent plus à rien. J'accepte uniquement à la condition qu'on m'amène un Lipton Yellow pour me requinquer.

Noi et Uyen sont désormais aux petits soins pour moi, chacune se chargeant d'une main. Depuis que je viens ici, je n'ai jamais eu droit à un tel traitement de faveur. Je me sens privilégiée d'avoir ces deux paires de menottes entièrement à mon service. Je me détends malgré les picotements de ma blessure. Je ferme les yeux au moment où elles enduisent mes phalanges de crème hydratante avant de les tirer une à une, pour en faire craquer les articulations. La manipulation est orgasmique. Quand je reviens à moi, mon regard croise à travers la baie vitrée celui d'un trentenaire affublé d'une sacoche Manhattan. Tout à coup, je me sens minable derrière mon plexiglas. J'ai la désagréable sensation d'être un narcotrafiquant mexicain en train de se faire tripoter par deux bimbos au parloir de sa carcel.

- Vous sentez mieux ? s'inquiètent mes ex tortionnaires.

Je comprends leur stress. Après quatre ans à trimer pour monter leur business dans un quartier où la concurrence fait rage, elles ne veulent pas risquer de tout perdre à cause d'un malheureux ongle arraché. Je les rassure en levant un pouce. Promis, je ne balancerai aucun commentaire désobligeant sur internet. Tandis que Uyen me badigeonne de gel fixateur, Noi me tend le nuancier des couleurs. J'opte pour un beige discret. Ça va, je ne suis pas Nabilla. Si je me mets à fanfaronner avec un coloris trop ostentatoire, dans le bendo, on va croire que j'ai gagné au Cash. C'est clairement pas l'idée.

Ça y est, les prothèses sont en place. Elles me vont plutôt bien, en fait, mes griffes de tigresse. Noi et Uyen appliquent encore trois couches de laque plus une de top-coat pour faire briller. Il ne me reste plus qu'à laisser sécher 3 minutes sous les lampes prévues à cet effet. Je me lève enfin pour aller régler. Bien deux heures que je suis ici, il est temps de me remettre à bosser. Pour aller vite, j'accepte de faire exceptionnellement le sans-contact quand Noi me tend le terminal de paiement. Je note avec soulagement qu'elle m'a offert le soin des cuticules. Je n'ai donc que 18 euros à débourser. Je ne m'en tire pas si mal finalement, de cette matinée. Je lâche deux fois 20 centimes dans la tirelire en guise de tips et salue le tandem, équipée de ma nouvelle carte de fidélité.

De retour devant l'ordi, je me remets à mon oeuvre. Mais impossible de taper sur le clavier. Mes faux-ongles sont trop longs.