La semaine dernière, j'ai fait un truc que je n'aurais pas dû faire. J'ai relu, d'une traite, les premiers chapitres de mon roman. Ça m'a complètement déprimée. Moi qui pensais tenir le prochain best-seller, j'ai reposé le manuscrit en me disant qu'il était grand temps de reprendre un taf, un vrai. Plus tard, dans la journée, Instagram m'a bombardée de publicités pour des ateliers d'écriture. À croire que mon iPhone devance mes pensées. Ici, une masterclass avec Virginie Despentes sur le thème "30 Millions de Connards". Là, un marathon littéraire avec Morgane, une influenceuse qui a percé avec des captures écran SMS. C'était soit trop cher, soit déjà complet. Tout en bas de mon feed, le site Superprof.fr me promettait de trouver le professeur parfait pour à peu près tout et n'importe quoi - harpe, tricot, braille, physique quantique... J'ai cliqué, histoire de ricaner un peu.
J'ai cliqué, histoire de ricaner un peu. DR.
Après avoir renseigné "écriture" dans le champ de recherche, j'ai parcouru les visages des profs géolocalisés autour de moi - essentiellement des sosies de Florence Aubenas affublés de pashminas aux couleurs chatoyantes et des étudiants en lettres aussi diplômés qu'endettés. Au bout de quelques scrolls, je suis tombée en arrêt sur un certain Malik, 27 ans. J'étais certaine de l'avoir déjà vu quelque part... mais où ? En cliquant sur sa fiche, j'ai percuté. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, j'ai reconnu le garçon-du-Monoprix ! Mêmes boucles noires, même bouche en coeur. Le mien s'est mis soudain à cogner. Fort.
Les doigts tremblants, j'ai fait défiler sa présentation. Après une adolescence chaotique, Malik avait quitté sa cité des Ulis, sans le moindre diplôme, bien décidé à conquérir Paris. Là, il s'était lancé comme livreur chez Deliveroo. Entre deux courses, il partageait volontiers son spleen en stories. Rapidement, son compte Instagram avait dépassé les 10 000 abonnés, et un éditeur avait eu tôt fait de lui proposer de publier un recueil de ses poèmes. "Délivrez-nous" avait reçu un accueil incroyable. Les critiques étaient tombés sous le charme de ce néo-Rimbaud de 21 ans qui racontait l'époque comme personne. Les Inrocks avaient fait le voyage jusque dans l'Essonne pour le photographier en bas de son HLM natal. Augustin Trapenard l'avait encensé sur Inter. Yann Barthès l'avait invité à Quotidien pour déclamer quelques vers. Un théâtre l'avait sollicité pour une lecture nocturne, entrecoupée par un mix de Cut Killer.
Depuis, rien. Il semble que Malik soit retombé dans l'anonymat le plus total et vivote grâce à ses livraisons de bobuns en plus de ses cours particuliers facturés 40 euros de l'heure, avec séance d'essai offerte. Il n'en fallait pas plus pour me donner envie de le contacter. Sans attendre, je lui ai écrit que j'étais une journaliste au chômage en quête d'un compagnon de route pour m'escorter dans la longue et tortueuse aventure du premier roman. Évidemment, j'ai omis de préciser que j'étais celle qui lui avait payé son PQ en octobre. J'ai cliqué sur "envoyer" puis j'ai foncé dans la salle de bain pour m'étaler de la Terracotta. Son temps de réponse moyen était de 3 minutes.
Quand j'ai repris place devant mon Macbook, anormalement bronzée, Malik m'avait déjà répondu. Il me proposait de se rencontrer immédiatement en visio afin de défricher mon projet. Inutile de dire que j'étais tétanisée à l'idée de lire ma prose à ce BG, comme ça, au débotté. Quand il est apparu à l'écran dans son plus simple (American) apparel, j'ai perdu tous mes moyens. On était clairement sur un 9. N'allez pas croire que je suis cheum, d'aucuns diront que je possède un certain charme - mais cela n'excède pas un 7, et encore, ça dépend de l'angle. Bref. Je ne me souviens plus très bien de ce que je lui ai dit, mais ça devait ressembler à du Ribéry. Dans ma tête, je le savais, j'étais foutue.
C'est quelque chose, la beauté, chez un homme. Personnellement, je n'ai jamais su gérer. La beauté féminine, ça va, j'y suis habituée. Il faut dire qu'on nous bassine avec depuis toujours, que ce soit en Une des magazines, sur les abribus, ou bien dans les films. La beauté masculine, en revanche, est plus rare. Comme silenciée par l'industrie. Je trouve ça profondément injuste. Prenez le cinéma français. Je ne comprends pas qu'en 2023, on nous serve encore des comédies romantiques avec Denis Podalydès ou Guillaume Gallienne en jeunes premiers. Il me semble qu'il y a plus jolis que ces deux-là. Si j'étais militante, j'irais coller des affiches sur la façade du CNC du style "Pas de printemps pour Malik ?" ou encore "Un Malik vaut mieux que deux Gallienne et Poda". Des choses comme ça.
Malik souhaite que je lui pitche mon roman. OK mais quel roman ? Il n'y a plus de roman. Maintenant que j'ai la confirmation de son existence, aucun projet antérieur à aujourd'hui n'a de sens. Je ne comprends même pas qu'il ne comprenne pas. Ma vie, désormais, c'est lui. Il se caresse la barbe, quelque peu embêté. À ce stade, il doit se demander si je ne suis pas sourde-muette. De mon côté, j'essaie vainement de rassembler mes idées. Mais tout ce qui me vient est absolument hors sujet. Comme l'envie de plonger dans le lit défait que j'aperçois à l'arrière-plan pour fourrer ma langue dans ses trous de nez.
Mon poète me branche sur ma carrière de journaliste. Là, c'est mieux. J'arrive à dérouler quelques phrases tout en le regardant enfiler un hoodie. Celui qu'il portait lors de notre rencontre, dans les allées du Monoprix. Je m'en souviens comme si c'était hier. Seules ses ravissantes boucles s'échappaient de sa capuche. Son bas de jogging, taillé dans le même gris chiné, moulait ses fesses bombées. C'est très violent, un beau mec en survêtement. Quand on s'était retrouvés nez-à-nez aux caisses automatiques, le coup de foudre était tombé à côté - il était à peine 9 heures, je n'étais pas douchée. Mais maintenant, je le sais, Malik est du genre dont on ne se remet jamais.
Bon. Avec un tel CV, rebondit mon précepteur ès Adidas, il ne fait aucun doute que je maîtrise les rudiments de la dramaturgie. On est déjà un peu collègues, ajoute-t-il dans un sourire désarmant. Je rougis comme une gamine draguée par un ami de son père. Ce mec est décidément incroyable. La délicatesse même. Il revient à la charge sur le roman. Il veut que je lui détaille l'intrigue. Mais c'est une tout autre histoire que je voudrais lui conter, à Malik. Une histoire qui se passerait loin, très loin d'ici, mettons sur la rive droite. L'histoire d'une meuf, appelons-la Lisa, qui descendrait un matin au Monoprix. Au rayon papier toilette, elle flashe sur un garçon. Elle l'observe attraper ses Lotus avec la grâce d'un danseur de ballet. Fascinée, elle lui emboîte le pas jusqu'aux caisses automatiques. Quand, en bipant ses rouleaux, son coude frôle le sien, elle sent ses poils se hérisser le long de son bras. Le voilà qui sort du magasin. Elle se précipite dehors et se met à le suivre, comme aimantée. Arrivé en bas de chez lui, le garçon se retourne vers elle et lui fait signe d'entrer avec un air de défi. Ils montent les sept étages jusqu'à sa chambre de bonne en silence. Une fois la porte refermée, il l'attire à lui pour l'embrasser. Ils versent sur le lit sans interrompre leur baiser. Lentement, comme si le temps était infiniment extensible, ils s'emboîtent l'un dans l'autre en esquivant les préliminaires. Neuf mois plus tard, Lisa donne naissance à une petite fille. Elle la prénomme Charonne, du nom de la rue du bel inconnu. L'enfant n'aura qu'à se démerder dans la cour de récré.
Malik interrompt mon rêve en allant décrocher la doudoune sur le pommeau de douche. Il vient se rassoir devant l'ordi emmitouflé jusqu'au menton. Elle a bon dos, la sobriété énergétique. J'ai grillé son petit manège à Malik. Mon prof a bien compris qu'il n'y avait pas grand chose à michtonner chez moi. Pas d'argent, pas de talent. D'où le strip-tease inversé... C'est dommage qu'il ne me laisse pas ma chance, Malik. On pourrait être si heureux ensemble. Pour lui, j'abandonnerai toute velléité d'écriture. Pour lui, je deviendrai autre. Je me transformerai. J'apprendrai à cuisiner les pleurotes, je descendrai le linge à la laverie, je balaierai la hess sur le palier. Pour lui, je me tairai. Je me soumettrai. Je m'effacerai. Deux écrivains ne peuvent pas décemment cohabiter dans 9 mètres carrés.
Tapie sous son lit, je déploierai toute mon énergie pour le faire briller, lui. Grâce à moi, ce n'est pas 10K qu'il va prendre sur Insta. C'est 100 000. Oubliées les Despentes, Morgane et consorts. Désormais, l'auteur 3.0 à la mode, c'est Malik. J'imagine déjà les posts sponsorisés vantant sa dernière strophe. S'il m'y autorise, on pourrait même faire du placement produit. Au début, il protesterait un peu, craignant de passer pour un vendu. Mais je saurai me montrer persuasive pour lui faire caser, au détour d'une rime, un code promo. Je suis sûre qu'ils seraient partants chez Deliveroo. La poésie est encore plus savoureuse avec un burger, des frites et un Coca bien frais à -15%. Et si la lectrice est prête à rallonger la sauce, Malik assurera la livraison en personne. Super écrivain, supers profits.
Malik enfonce son bonnet sur ses sourcils de jais. Il doit entamer sa tournée. Il me propose de lui envoyer un mail avec mes dispos pour notre première session tarifée. J'acquiesce en le regardant enfiler son sac-à-dos isotherme puis claquer la porte de son studio, me laissant seule dans son décor. J'observe l'écharpe de l'Olympique de Marseille épinglée en tête de lit. La photo de Catherine Ceylac, la présentatrice de Thé ou Café, sur la table de chevet. Le jus de quetsches abandonné sur la plaque de cuisson. Toutes ces choses dont j'aurais pu gentiment me moquer, après notre étreinte bâclée, s'il avait compris, seulement compris, que ce que je demandais, moi, c'était juste d'entrer dans sa vie.
Je n'ai pas envoyé le mail. Quarante euros le cours, faut pas abuser. J'écris, sans vraiment savoir où cela me mène. Mais il n'y a pas un jour qui passe sans que je ne pense à lui.