Ce soir, apéro chez Jacinthe à Montorgueil. Je suis convoquée pour 19h30. Il n'est que 16 heures mais vu que je n'ai rien à faire de spécial, je décide d'y aller en marchant histoire de profiter des charmes de Paname. Je remonte la rue en suivant le tracé du bus 58. Au PMU, les turfistes fixent l'écran en enchaînant les cafés comme des Erasmus des shots de Get 27. Plus haut, le square bourdonne d'enfants morveux couvés par des mamans en postpartum et des nounous au regard morne. Je pénètre dans le cimetière Montparnasse. Là, c'est plus calme. Je reluque les austères caveaux de l'allée principale. Même six pieds sous terre, les puissants se débrouillent pour aligner plus de mètres carrés que nous autres, pauvres vivants. Je ressors côté Edgar Quinet cernée par des questions existentielles - la vie, la mort, le prix de l'immobilier - quand je reçois un SMS de ma pote. Sa boss lui colle un visio de dernière minute. Est-ce qu'on peut tabler sur 19h45 ?
Sur le Pont-Neuf, mes pieds refusent d'avancer. Mon coeur se met à cogner. DR.
J'encaisse sans broncher. Je trouverai bien le moyen de meubler, je me dis, en franchissant les grilles du jardin du Luxembourg. Sur le terrain de pétanque, deux équipes de seniors s'affrontent. Je me pose sur une chaise pour suivre la partie. La tension est à son comble. Pieds joints sur la ligne, une septuagénaire pointe. Son coach de mari enfouit son visage dans ses mains. Elle a complètement foiré son tir. J'ai du mal à concevoir, qu'à cet âge auguste, on puisse encore être mu par un quelconque esprit de compétition. Avant de pousser son couic, il doit bien y avoir plus digne activité que stresser pour un trophée de pacotille. Genre lire l'intégrale de Christian Jacq ou monter le Machu Picchu, je sais pas. La pluie se met à tomber. Fort. Tout ce petit monde s'évapore. Sur la table, la coupe est pleine de flotte. La tête dans les épaules, je cours me mettre à l'abri sous un kiosque. Je sors mon téléphone. Jacinthe m'a laissé un vocal : "Ma poule, j'y suis encore. Tu peux choper du blanc ?"
Évidemment je n'allais pas venir les mains vides. Le grain terminé, je quitte le Luco pour me mettre en quête d'un caviste. J'en déniche un dans une ruelle derrière Saint-Sulpice dont je sors lestée d'un vin nature de macération à 34 boules - se méfier des cavistes, ils sont souvent imbuvables. Je regarde le ciel, grand soleil. Carrefour de l'Odéon, la statue de Danton exhorte les amoureux à faire la révolution. Munis de leur pass duo, ils préfèrent aller se faire une toile à l'UGC. Rue de l'Ancienne-Comédie, je fais un stop devant l'immeuble où vécut Roland Moreno, l'inventeur de la carte à puce (1945-2012). C'est marrant, la mienne n'arrête pas de me faire faux bond ces derniers temps. J'ai presque hâte d'être vieille pour voir fleurir sur les façades des plaques en hommage aux créateurs de la trottinette Lime ou de la e-Liquide pastèque. Ça sera beau.
Sur le Pont-Neuf, mes pieds refusent d'avancer. Mon coeur se met à cogner. Normal, ça fait un bail que je ne l'ai pas vue, la rive droite. Pourtant, dieu sait que je l'ai fréquentée. À vingt ans, je plaçais tous mes espoirs en elle. Je l'ai arpentée en long, en large et en travers, persuadée que je finirais par y croiser mon destin - idéalement autour du canal Saint-Martin. Force est d'admettre que je me suis trompée. Il ne s'est strictement rien passé et j'ai fini par déménager. Depuis que je suis au chômage, je me tiens sagement de l'autre côté. La Seine me sert de garde-fou. Sans quoi j'aurais trop peur de me noyer dans l'outre-monde qui a déjà englouti ma jeunesse et les rêves qui allaient avec. Ou, pire, de tomber sur un ex. Dans ma poche, mon téléphone vibre. C'est Jacinthe qui appelle. Quoi encore ? Ma pote doit faire un crochet chez son ex pour déposer le doudou de sa fille. Mais ça va, il habite à deux pas. Juste, est-ce que je peux me charger du dessert ?
J'ouvre Plans pour localiser un PAUL à proximité. Il y en a bien un près du BHV mais la flemme de faire le détour. Je me résous à pousser la lourde porte de la Samaritaine qui guettait depuis le quai ennemi. C'est la première fois que je pénètre dans le temple Art Nouveau du shopping, rénové à grands frais par le milliardaire Bernard Arnault. Je serpente entre les lunettes Versace et les sacs Dior pour venir lécher la vitrine du pâtissier Dalloyau. Quarante-cinq euros la tarte au citron meringuée. Une blinde, mais je sais que Jacinthe en raffole... En plus, la dernière fois, elle m'a régalée avec un Paris-Brest de chez Pierre Hermé. Devant moi, deux Japonaises en total look Vuitton tergiversent sur leur assortiment de macarons. J'hésite à partir en scred quand un doute me traverse. Jacinthe, elle serait pas de début novembre ? Merde, je crois que j'ai zappé son anniversaire. Là-dessus, une vendeuse paraît pour me servir. Prise de court, j'opte pour la tarte.
Je traverse à l'arrache Rivoli. Il fait nuit. Au loin, la canopée ondule au-dessus de l'ancien ventre de Paris. Le mien se met à gargouiller. Nouveau message de Jacinthe. L'ex doit lui causer organisation des vacances de Noël, elle est vraiment navrée mais si, par hasard, je ne suis pas encore arrivée, je peux éventuellement ramener un peu de tarama. Elle pense avoir des blinis, au frais. Putain. Sérieusement. Depuis quand est-on censé ramener tout le repas lorsqu'on est invité à becqueter ? Voilà ce qui me mine au moment de m'engouffrer dans un Franprix bondé. J'attrape la purée rose la moins chère et viens me poster dans la zone des caisses automatiques. À vue de nez, j'en ai au moins pour vingt bonnes minutes. Je suis sur le point de passer quand je reçois un SOS de mon amie. Ça y est, elle est chez elle, mais elle n'a pas d'ouvre-bouteille...
Quelque chose, en moi, s'est fissuré. Je me tourne vers le type de derrière pour lui demander de bien vouloir m'excuser, il me manque un truc, j'en ai pour une minute, peut-il me garder ma place dans la file ? Le gars est un touriste, il ne capte rien à ce que je dis. Je fonce en direction des ustensiles de cuisine et reviens devant la borne, haletante, avec mon limonadier. J'ai juste le temps de le voir passer les portes coulissantes. Plus personne n'est capable de dire qui je suis dans ce Franprix. Je refais la queue depuis le début en calculant mentalement ce que je vais encore devoir débourser, 18 euros, soit presque cent au total. Je suis tentée de réclamer à la maîtresse de maison une participation sur Lydia, mais ça serait indélicat.
Je ne suis plus qu'à quelques mètres de chez mon amie. Mes courses me scient les doigts et mes pieds sont en compote. Je fais une halte pour chercher le code d'accès de son immeuble sur mon iPhone. J'épluche les SMS, les WhatsApp, les DM sur Instagram, je ne trouve pas. Pile au moment où je tape ma requête, Jacinthe m'adresse une dernière supplique. Elle a ses règles, est-ce qu'elle peut abuser en me demandant de faire le crochet par la pharmacie ? J'ai l'impression que mes nerfs vont lâcher. J'ai envie de hurler, de déterrer les pavés, je suis à deux doigts de balancer mes achats dans la première poubelle que je vois. J'inspire profondément pour me calmer. Est-ce mon chômage qui me rend irritable ou bien ma pote qui est tout simplement insupportable ? Je suis furax. Je vais lui chercher sa boîte de Tampax.
20h42, à la porte, je check mon phone. Toujours pas de digicode. J'appelle, ça sonne.